Abdelrazak Abdelwahed : le poète du siècle, né dans les eaux du Sud irakien et endormi dans la terre de Paris
Ali Al-Hussien – Paris
Il existe des poètes qui traversent la littérature, et d’autres qui traversent les peuples. Rarement pourtant, un poète parvient à devenir la voix d’un pays, l’ombre de son histoire, le témoin de ses douleurs et de ses renaissances. Abdelrazak Abdelwahed fait partie de ces figures exceptionnelles : un homme dont la poésie ne raconte pas seulement l’Irak, mais semble surgir de sa terre, de ses fleuves, de son souffle même.
I. Amara : une enfance façonnée par l’eau et la lumière
Abdelrazak Abdelwahed voit le jour en 1930 dans la ville d’Amara, au sud de l’Irak, région aquatique où les marais, le Tigre et les canaux créent une symphonie naturelle quotidienne. Dans cette atmosphère unique, où le rythme de la vie est dicté par l’eau, se forme la sensibilité d’un enfant promis à devenir l’un des plus grands poètes arabes du XXᵉ siècle.
La douceur du sud irakien, les paysages denses de roseaux, les silhouettes silencieuses des pêcheurs, les couleurs des levers de soleil — tout cela imprègne sa mémoire et deviendra la matière première de son langage poétique.
Très jeune, il déménage à Bagdad pour poursuivre ses études. Mais Amara, avec ses eaux et son imaginaire, restera pour toujours le foyer originel de son inspiration.
II. Bagdad : la forge d’un poète majeur
À Bagdad, capitale culturelle du monde arabe moderne, le jeune Abdelwahed entre dans un univers intellectuel bouillonnant. Étudiant brillant, il se distingue très vite par une maîtrise rare de la langue arabe et une capacité étonnante à transformer l’expérience humaine en images d’une intensité presque cinématographique.
Dans les années 1960, son nom commence à s’imposer. Il n’écrit pas comme les autres : sa poésie est un mélange subtil de tradition et de modernité. Il maîtrise parfaitement le vers classique, mais il excelle tout autant dans les formes plus libres qui se développent à cette époque.
Sa voix littéraire s’impose alors comme l’une des plus puissantes d’Irak, portée par une langue d’une pureté remarquable et un sens de la musicalité qui deviendra sa signature.
III. Une œuvre monumentale : plus d’un demi-siècle de création
On ne peut évoquer Abdelrazak Abdelwahed sans mentionner l’immensité de son œuvre. Plus de cinquante recueils jalonnent une carrière exceptionnelle : poésie, textes intimes, méditations, chroniques émotionnelles d’un pays en perpétuelle transformation.
Parmi ses ouvrages les plus marquants :
- La Première Braise
- Emmène-moi à Bagdad
- Le Plomb a aussi sa saveur
- Je vous le dis
- Aden brûle
- La République de la Folie
Chaque recueil est une pièce d’un puzzle littéraire plus vaste, celui d’un Irak qui se construit, s’effondre, puis se reconstruit dans les mots d’un seul homme.
Sa poésie devient alors une sorte de chronique nationale, un miroir fidèle d’un peuple pris entre espoir et tragédie.
IV. Le poète de la guerre : dignité, douleur et témoignage
Abdelwahed n’a pas écrit la guerre comme une métaphore. Il l’a écrite comme une réalité intime, vécue, observée au plus près. Avec une honnêteté brutale et une immense compassion, il met en scène le drame humain derrière la violence.
Il est souvent considéré comme le poète de la dignité, celui qui donne voix aux anonymes que l’histoire oublie.
Ses poèmes sur les soldats, les mères, les enfants, les villes meurtries, comptent parmi les plus poignants de la littérature arabe contemporaine.
Ses textes ne glorifient rien.
Ils montrent l’indestructibilité de l’humain, même au cœur du chaos.
V. L’exil : une déchirure silencieuse
Au début des années 2000, face aux bouleversements politiques et sécuritaires, Abdelwahed quitte l’Irak. L’exil n’est pas un choix ; c’est une nécessité. Après plusieurs étapes régionales, il s’installe finalement à Paris.
Paris l’accueille avec respect.
Il y trouve une ville ouverte, cosmopolite, mais aussi un lieu où le silence lui permet de continuer à écrire, loin des bruits de la guerre. Pourtant, l’exil n’efface rien : il porte en lui une nostalgie profonde, presque physique, pour la terre qu’il a quittée.
Il confiera un jour à un ami :
« Mon corps vit ici… mais mon cœur demeure là-bas. »
VI. Paris : la dernière demeure
Le 8 novembre 2015, Abdelrazak Abdelwahed s’éteint à Paris.
Son corps repose désormais dans une terre étrangère, mais sa poésie continue d’appartenir à l’Irak, à Amara, aux rives du Tigre et au souffle du sud.
Sa disparition loin de son pays ajoute une dimension tragique à son destin :
un poète né dans l’eau du Sud irakien, et mort dans la lumière parisienne.
Mais Paris, paradoxalement, lui offre une fin douce, digne, calme — ce que la guerre ne lui avait jamais permis.
VII. Un titre mérité : pourquoi “Poète du siècle” ?
Le surnom n’est pas une exagération.
Abdelwahed incarne :
- une maîtrise exceptionnelle de la langue
- une capacité à exprimer l’indicible
- une fidélité totale à la dignité humaine
- une conscience nationale vivante
- une œuvre monumentale qui dépasse le cadre poétique pour devenir un document moral, historique, esthétique
Son influence traverse les générations, et sa poésie reste aujourd’hui l’une des plus étudiées et récitées dans le monde arabe.
Conclusion : un poète qui n’a jamais quitté son pays
Abdelrazak Abdelwahed a quitté l’Irak, mais l’Irak ne l’a jamais quitté.
Il repose à Paris, mais ses mots continuent de couler comme un fleuve à travers la mémoire des siens.
Poète né dans l’eau, mort dans la lumière,
et vivant — plus que jamais — dans la poésie.