Avant l’image animée, il y eut un apprentissage du regard
L’histoire de l’animation dans le monde arabe ne commence pas avec des studios, des écrans ou des œuvres identifiées. Elle commence plus tôt, dans un moment rarement interrogé : celui de l’apprentissage. Avant que l’image animée ne devienne un langage local, il a fallu en comprendre la grammaire, en accepter l’étrangeté, en éprouver la lenteur. C’est dans cet interstice que s’inscrit la présence des frères Herschel, Salomon et David.
Ils ne sont pas arrivés comme des auteurs à célébrer, ni comme des artistes en tournée. Leur rôle fut plus discret, mais plus structurant : celui de médiateurs. Ils ont travaillé là où l’image n’était pas encore un réflexe, là où le mouvement dessiné devait d’abord être pensé comme une construction mentale avant d’être perçu comme un spectacle.
Leur intervention dans plusieurs contextes culturels arabes ne s’est pas faite sur le mode de la démonstration, mais sur celui de la transmission. Il ne s’agissait pas de montrer ce que l’animation était en Europe, mais de poser une question plus fondamentale : comment une image peut-elle se mettre en mouvement sans perdre son sens ? Cette question, simple en apparence, engageait une révolution du regard.
À l’époque, l’image animée arrivait dans un espace déjà saturé de récits oraux, de théâtre, de cinéma narratif classique. L’animation n’y apparaissait pas comme une continuité naturelle, mais comme une langue étrangère. Les frères Herschel, Salomon et David n’ont pas cherché à la traduire immédiatement. Ils ont accepté ce décalage. Ils ont travaillé avec lui.
Ce qui se jouait alors n’était pas seulement l’introduction d’une technique, mais l’apprentissage d’un temps nouveau. L’animation impose une discipline particulière : décomposer le geste, accepter la répétition, penser image par image. Dans des contextes où la création visuelle était souvent liée à l’instantanéité ou à la performance, cette temporalité lente constituait une rupture silencieuse.
Leur apport ne peut être compris que si l’on abandonne la lecture héroïque des débuts. Ils n’ont pas « fondé » une animation arabe. Ils ont ouvert un espace de possibilité. Un espace où des artistes, des étudiants, des techniciens ont pu s’approprier un langage sans l’imiter. Car l’essentiel n’était pas de reproduire des modèles européens, mais de comprendre comment les détourner.
Cette transmission s’est faite sans discours conquérant. Pas de manifeste, pas de mission civilisatrice tardive. Au contraire, une attention constante aux contextes locaux, aux récits existants, aux résistances aussi. L’animation n’était pas présentée comme une modernité à adopter, mais comme une hypothèse à éprouver. Elle pouvait être acceptée, transformée, ou rejetée.
C’est précisément cette absence de volonté de domination qui rend leur rôle décisif. Là où d’autres exportations culturelles ont imposé des formes, eux ont travaillé sur des méthodes. Ils ont contribué à former des regards capables de penser l’image animée comme un outil, non comme une fin. Cette distinction est fondamentale.
L’histoire officielle retient rarement ces figures intermédiaires. Elle préfère les œuvres achevées aux processus, les signatures aux transmissions. Pourtant, sans ces moments de passage, aucune réappropriation n’aurait été possible. L’animation arabe, telle qu’elle s’est développée par la suite, porte en elle cette trace : une conscience aiguë de la fabrication, une relation réflexive au mouvement, une méfiance envers l’illusion.
Parler aujourd’hui des frères Herschel, Salomon et David, ce n’est pas réparer un oubli. C’est interroger une condition de possibilité. Comment un art circule-t-il sans se dissoudre ? Comment une forme importée devient-elle locale sans perdre sa complexité ? Leur trajectoire ne fournit pas de réponse définitive, mais elle indique une méthode : transmettre sans imposer, former sans figer.
Dans un monde saturé d’images rapides, revenir à cette généalogie lente n’a rien de nostalgique. C’est un geste critique. Il rappelle que toute image animée digne de ce nom commence par une décision : accepter de ne pas aller vite. Accepter de regarder autrement. Accepter que le mouvement ne soit pas un effet, mais une pensée.
Ali AL-Hussien - Paris