Balkis, reine de l’Orient dont le trône invisible marque Paris depuis des siècles
Ali Al Hussein – Paris
Rédaction et édition : Bureau du Caire – PO4OR
Il existe des figures antiques dont la résonance demeure intacte à travers les siècles. Parmi elles, Balkis, la Reine de Saba, occupe une place singulière dans la mémoire culturelle de la France. Issue des traditions bibliques, coraniques et sud-arabiques, elle dépasse la légende pour devenir une source d’inspiration durable dans la littérature, la musique, la sculpture et la pensée orientaliste françaises depuis le Moyen Âge.
Dans l’imaginaire parisien, Balkis n’est pas seulement une souveraine emblématique de l’Orient ancien. Elle est une présence qui traverse les époques, symbole de sagesse féminine et de raffinement. Dès le XVIIᵉ siècle, les écrivains classiques voient en elle un modèle d’intelligence et de souveraineté. La Fontaine et Bossuet évoquent déjà la Reine de Saba comme une figure où l’autorité s’allie à la vertu. Au siècle des Lumières, Voltaire l’utilise pour contrer les préjugés sur le pouvoir féminin. Avec le romantisme, Balkis adopte une dimension poétique. Lamartine la considère comme un idéal spirituel, tandis que les voyageurs et les savants, comme Niebuhr puis Joseph Halévy, révèlent au public français la richesse historique de l’ancien royaume de Saba.
Cette présence littéraire est complétée par une trace matérielle exceptionnelle conservée à Paris. Le Musée de Cluny détient une sculpture médiévale intitulée « Tête de statue-colonne : la reine de Saba ». Sculptée en calcaire lutétien et datée des années 1135 à 1140, elle provient de la façade occidentale de l’abbaye de Saint-Denis, berceau de l’art gothique. Retirée lors de transformations menées vers 1771, elle est aujourd’hui l’un des plus anciens témoignages occidentaux associés à Balkis. Son visage sobre et hiératique témoigne de la place de la reine dans l’iconographie française dès le XIIᵉ siècle.
À ces traces parisiennes s’ajoute une œuvre conservée au Musée du Louvre, intitulée « Une reine (la reine de Saba ?) », réalisée en pierre calcaire et datée d’environ 1175 à 1200. Exposée dans l’aile Richelieu, cette sculpture illustre la permanence de la figure de Balkis dans l’art médiéval occidental. Bien que son identification demeure prudente, le fait que le Louvre la rapproche de la Reine de Saba confirme l’importance de cette figure dans l’histoire visuelle française.
La Reine de Saba occupe également une place de choix dans la peinture classique française. Le Musée des Beaux-Arts de Lyon conserve un chef-d’œuvre de Jacques Stella, peint vers 1650 et intitulé « Salomon recevant la Reine de Saba ». Cette huile sur toile de 98 × 142 cm met en scène la rencontre solennelle entre les deux souverains. Stella déploie une composition où Balkis apparaît au centre d’un cortège somptueux, avançant avec une majesté calme vers le trône de Salomon. Les colonnes antiques, les étoffes luxueuses, la théâtralité des gestes et la rigueur de la perspective traduisent le goût du Grand Siècle pour les sujets bibliques porteurs de grandeur morale. Dans cette œuvre, la Reine de Saba devient une incarnation de la noblesse et de la raison. Sa présence dans l’un des plus importants musées français renforce l’enracinement de son image dans le patrimoine pictural national.
La musique française confère elle aussi à Balkis une dimension exceptionnelle. En 1862, Charles Gounod crée à Paris l’opéra « La Reine de Saba », une œuvre ambitieuse en quatre actes où Balkis apparaît comme une souveraine à la fois politique, sensuelle et spirituelle. La partition mêle arabesques mélodiques, couleurs orientales et souffle romantique. L’opéra rencontre un écho significatif et ancre la Reine de Saba dans le paysage musical parisien.
Camille Saint-Saëns, dont les voyages en Égypte et au Levant influencent plusieurs compositions, s’intéresse aux mythes sud-arabiques et laisse dans ses notes de voyage un témoignage réel de sa fascination pour l’histoire ancienne de Saba. D’autres compositeurs de l’école orientaliste, comme Léon Delafosse, Félicien David ou Reynaldo Hahn, puisent également dans cette légende pour créer des pièces symphoniques et poétiques.
Sur les scènes parisiennes, Balkis apparaît régulièrement entre la fin du XIXᵉ siècle et le début du XXᵉ siècle. Les dramaturges et poètes symbolistes la présentent comme l’archétype de la femme souveraine, dont le pouvoir repose sur l’intelligence plutôt que sur la force. Dans la poésie fin-de-siècle, son nom devient une métaphore de la femme idéale. Même dans la chanson française, l’expression « Reine de Saba » sert à désigner une femme dotée d’un charisme exceptionnel.
Les études orientalistes françaises confèrent enfin à Balkis une légitimité historique. Les travaux de Joseph Halévy et de René Dussaud reconstruisent l’histoire du royaume de Saba en l’inscrivant dans un réseau d’échanges commerciaux, religieux et diplomatiques complexes. Les séminaires de la Sorbonne, du Collège de France et de l’École pratique des hautes études évoquent fréquemment sa figure pour illustrer l’organisation politique et les dynamiques culturelles de l’Arabie du Sud antique.
Si la France n’a jamais cessé de s’intéresser à Balkis, c’est parce qu’elle incarne une image de l’Orient particulièrement chère à Paris. Elle représente un Orient cultivé, poétique, structuré, où la sagesse féminine coexiste avec une force tranquille. Sa figure offre un miroir où la culture française projette son désir d’un dialogue noble entre l’Europe et le monde arabe.
Aujourd’hui encore, l’influence de la Reine de Saba demeure vivante. Dans les salles du Louvre et de Cluny, dans les collections lyonnaises, dans les partitions de Gounod, dans les écrits orientalistes et dans l’enseignement universitaire, Balkis occupe une place durable. Elle apparaît comme une souveraine intemporelle, un lien entre les civilisations, une figure qui unit l’histoire à l’art et la légende à la pensée.
Ainsi, la Reine de Saba demeure la reine dont le trône invisible se dresse au cœur de Paris. Un trône immatériel façonné par neuf siècles de fascination, de littérature, de musique et de réflexion. Tant que Paris continuera de rêver l’Orient, elle demeurera l’une des souveraines les plus lumineuses de son imaginaire.