Fadhel Jaibi : la voix théâtrale arabe qui a marqué la scène parisienne
Il existe des metteurs en scène qui ne se contentent pas de raconter une histoire : ils la transforment en expérience, en vertige, en secousse intérieure. Fadhel Jaibi, figure majeure du théâtre arabe contemporain, appartient à cette catégorie rare. Depuis près de quatre décennies, son œuvre traverse les frontières, bouscule les certitudes et interroge les systèmes politiques, sociaux et humains avec une intensité peu commune.
Et parmi toutes les villes où son théâtre a trouvé une résonance profonde, Paris occupe une place à part.
Une rencontre précoce avec la capitale française
Le lien entre Fadhel Jaibi et Paris ne s’est pas construit par hasard. Dès le début des années 1980, alors que la scène théâtrale tunisienne bouillonnait d’énergie nouvelle, Jaibi était déjà perçu comme une voix singulière : radicale, audacieuse, inclassable. Son passage par la France, et particulièrement par Paris, va accélérer cette singularité.
La capitale était alors un foyer intellectuel intense : théâtre post-brechtien, mouvements d’avant-garde, théâtre politique, performances expérimentales…
Dans ce terreau fertile, l’univers de Jaibi — fait de tension, de désordre maîtrisé, de violence contenue — trouve immédiatement un écho.
Paris devient un espace de dialogue, de confrontation et d’expérimentation.
Le théâtre de Jaibi : un langage de vérité
Pour comprendre la place qu’occupe Jaibi à Paris, il faut d’abord comprendre la nature de son théâtre.
Ce n’est pas un théâtre narratif.
Ce n’est pas un théâtre décoratif.
C’est un théâtre de dévoilement.
Les spectacles de Jaibi — de Junun à Khamsoun, de Amnesia à Fausse Note, jusqu’à Violences — sont construits comme des chambres de pression.
Les corps y sont tendus, les mots coupants, les silences lourds.
On y parle de pouvoir, de corruption, de surveillance, de fragmentation identitaire, de peur, d’effondrement social.
Rien n’est adouci. Rien n’est arrangé pour le confort du public.
Et c’est précisément ce qui fascine Paris.
Dans une ville habituée aux discours théâtraux sophistiqués, Jaibi réintroduit quelque chose de brut, d’essentiel, de nécessaire : la vérité.
La reconnaissance parisienne : festivals, institutions, critiques
Au fil des années, les spectacles de Fadhel Jaibi deviennent des rendez-vous attendus dans plusieurs lieux emblématiques de la scène française :
- Théâtre de la Colline
- Théâtre du Rond-Point
- Théâtre de la Ville
- Festival d’Automne à Paris
- La Villette
- MC93 Bobigny
Chaque invitation n’est pas seulement un succès : c’est un acte de reconnaissance.
Les critiques français voient en lui l’un des metteurs en scène les plus importants venant du monde arabe.
Ses spectacles sont décrits comme “dérangeants”, “lucides”, “saisissants”, “d’une précision clinique”.
Son travail rappelle parfois les grands metteurs en scène politiques européens, mais avec une profondeur propre à son histoire, à sa langue, à son rapport au réel.
Paris aime les artistes qui pensent.
Jaibi pense.
Paris aime les artistes qui dérangent.
Jaibi dérange.
C’est un mariage naturel.
Avec Jalila Baccar : un duo fondateur
Impossible d’évoquer Fadhel Jaibi sans citer Jalila Baccar, actrice, dramaturge et partenaire artistique indissociable de son œuvre.
Leur duo forme l’un des binômes les plus puissants du théâtre contemporain.
Baccar écrit, incarne, structure.
Jaibi met en scène, dérange, secoue.
Ensemble, ils ont construit une poétique politique unique, où les frontières entre fiction et réalité sont volontairement poreuses.
Paris a vu dans ce binôme quelque chose de précieux : une voix arabe authentique, lucide, qui échappe aux clichés et aux discours simplificateurs.
Paris, miroir d’un monde en crise
Si le théâtre de Jaibi trouve autant d’écho en France, c’est parce qu’il parle de questions universelles : la fragmentation des sociétés, la montée des extrêmes, l’injustice, les violences invisibles, la solitude de l’individu face aux systèmes qui l’écrasent.
Dans une Europe secouée par des tensions politiques et sociales, les spectacles de Jaibi résonnent comme des avertissements.
Ce qu’il raconte de Tunis, de l’identité arabe, des traumatismes collectifs, parle en réalité à toutes les sociétés modernes, Paris comprise.
Ainsi, lorsqu’il présente un spectacle dans la capitale, ce n’est pas seulement une œuvre tunisienne qui arrive en France :
c’est un miroir tendu à l’époque.
Une écriture de la réalité, sans compromis
La force du théâtre de Jaibi, c’est son refus du confort.
Il ne cherche pas la séduction.
Il ne cherche pas l’effet facile.
Il cherche l’impact.
Sur scène, les acteurs ne jouent pas un rôle : ils portent un poids, une colère, une mémoire.
Les dialogues sont directs, parfois brutaux, souvent inoubliables.
Paris reconnaît dans cette radicalité quelque chose de familier :
la tradition du théâtre engagé, héritée de Brecht, de Muller, de Genet, de Koltès.
Jaibi ne copie pas ces références, mais il dialogue avec elles, en les réinterprétant selon son histoire et celle du monde arabe.
Un passeur entre deux rives
Au-delà de son œuvre artistique, Jaibi incarne pour Paris un rôle essentiel :
celui de passeur.
Un passeur entre la Tunisie et la France.
Entre le monde arabe et la scène européenne.
Entre les imaginaires, les préoccupations, les urgences.
Il offre à Paris un théâtre arabe qui ne cherche pas l’exotisme, mais la vérité.
Un théâtre qui ne demande pas à être excusé ou traduit, mais écouté.
Une influence qui dépasse la scène
La présence de Jaibi à Paris a inspiré une nouvelle génération d’artistes : metteurs en scène, acteurs, dramaturges venus du Maghreb, du Moyen-Orient, ou de la diaspora arabe en France.
Beaucoup voient en lui un modèle :
non pas pour imiter son style, mais pour comprendre qu’un théâtre arabe d’excellence peut dialoguer d’égal à égal avec les scènes les plus prestigieuses du monde
Conclusion : une voix rare, indispensable
Fadhel Jaibi n’est pas un invité.
Il n’est pas un “artiste venu du Sud” qu’on applaudit par politesse.
Il est une voix majeure, une conscience, un regard nécessaire sur les fractures de notre époque.
Paris l’a compris très tôt.
C’est pour cela que la capitale continue de lui ouvrir ses scènes, année après année, génération après génération.
Car son théâtre ne raconte pas seulement la Tunisie, ni le monde arabe :
il raconte le monde tout court.
Et ce monde-là, Paris veut l’écouter.
Rédaction et édition : Bureau Général – Paris
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