Jacques Lang :Du Liban à Paris, l’itinéraire d’un passeur de cultures qui a dessiné un demi-siècle de dialogue méditerranéen
Ali Al Hussein, Paris
Bien avant de devenir l’un des visages les plus influents de la politique culturelle française, Jacques Lang était un jeune étudiant en droit, passionné par le théâtre et fasciné par les arts vivants. Nous sommes à la fin des années cinquante lorsque le destin l’amène pour la première fois au Liban, un pays dont il ne soupçonne pas encore qu’il marquera durablement son imagination et orientera son parcours culturel sur plus de six décennies. Entre 1958 et 1959, alors qu’il commence à tracer les premières lignes de ce qui deviendra le Festival de Nancy, il découvre une terre où la création jaillit avec une liberté rare, où les artistes se rencontrent sans contraintes, et où la Méditerranée raconte encore ses histoires anciennes.
Son arrivée au Liban est un moment fondateur. Dans ce pays qui vit alors une période de grande effervescence artistique, Lang découvre une scène vivante, audacieuse et profondément inventive. Il se rend au village de Rachana, où le sculpteur Michel Basbous et ses frères ont créé un véritable laboratoire de création en plein air. Pour le jeune Français, c’est un choc esthétique. Rien ne ressemble à cet espace où la sculpture dialogue avec les collines, où le théâtre se joue sous le ciel, et où la création semble naître de la terre elle-même. Ce séjour lui révèle que l’art ne se limite pas aux murs des théâtres ou aux bâtiments institutionnels : il peut être une expérience partagée, ouverte, enracinée dans un paysage et pourtant tournée vers l’universel.
Un an plus tard, Lang revient au Liban, cette fois invité à présenter une pièce d’Eschyle dans le cadre du festival de Rachana. Cette invitation n’est pas anodine : elle témoigne déjà d’une résonance entre son approche du théâtre et la vivacité de la scène libanaise. L’accueil enthousiaste du public le confirme : le Liban est un pays qui sait reconnaître et célébrer la création, qu’elle vienne d’ici ou d’ailleurs. Cette expérience nourrit sa conviction que l’art antique, comme l’art contemporain, possède une capacité unique à traverser les âges et les frontières.
Mais ce voyage lui réserve une autre découverte, plus intime et plus durable encore : la rencontre avec les frères Rahbani et la voix de Fayrouz. Lang raconte souvent que cette découverte fut l’un des grands moments de sa jeunesse. La pureté de cette voix, sa capacité à transmettre une émotion immédiate sans avoir besoin de comprendre la langue, l’ont profondément bouleversé. Il dira plus tard que Fayrouz incarne une forme de grâce méditerranéenne, un lien invisible entre l’Orient et l’Occident. Lorsqu’il deviendra ministre de la Culture, il choisira de lui remettre une haute distinction française, geste de reconnaissance envers une artiste qui avait marqué son regard dès les années de formation.
Ces années libanaises ne resteront pas seulement une mémoire personnelle. Elles influenceront son parcours intellectuel, politique et culturel. L’un des signes les plus éclatants de cette fidélité est la publication de son livre La langue arabe… une chance pour la France, aux éditions Gallimard. Dans cet ouvrage, Lang défend la langue arabe comme un « trésor français », une langue qui fait partie du patrimoine intellectuel de la nation. Il rappelle qu’elle est la cinquième langue la plus parlée au monde, qu’elle a été une langue de poésie, de philosophie et surtout de science, transmettant au Moyen Âge de précieuses connaissances vers l’Europe. Pour lui, défendre l’enseignement de l’arabe dans les écoles françaises n’est pas un geste politique, mais une position humaniste. Il affirme régulièrement que l’affaiblissement d’une langue est l’affaiblissement de l’humanité entière, et que l’on perd une part de soi lorsque l’on renonce à un idiome qui porte une mémoire collective.
Plus de soixante ans après son premier séjour, le lien entre Jacques Lang et le Liban demeure intact. Il revient récemment à Byblos, ville millénaire dont les strates racontent l’histoire de la Méditerranée. Au cours de cette visite, il se rend sur les sites archéologiques, rencontre les acteurs culturels locaux, et prépare un projet ambitieux : une grande exposition intitulée Byblos… la cité éternelle, organisée en partenariat avec le musée du Louvre. Cette exposition, l’une des plus vastes jamais consacrées à la ville, réunira près de 400 objets dont des trésors provenant de la nécropole royale et des temples, datant du début du deuxième millénaire avant notre ère. Certaines pièces, récemment découvertes, seront présentées au public pour la première fois. Pour Lang, cette exposition offre l’occasion de révéler des aspects encore peu connus de Byblos, notamment le rôle crucial de son port phénicien dans les échanges méditerranéens et ses relations privilégiées avec l’Égypte pharaonique.
Il explique que l’équipe en charge du projet comprend les mêmes concepteurs que ceux des expositions Chrétiens d’Orient et Samarcande, organisées précédemment à l’Institut du monde arabe. Grâce à une collaboration avec la Direction générale des antiquités du Liban, des pièces monumentales seront transportées jusqu’à Paris. Et ce n’est pas tout : Lang évoque déjà de futurs projets consacrés à Sidon, Tyr et Tripoli, confirmant que le dialogue culturel entre la France et le Liban n’a jamais été aussi vivant.
Si le Liban a influencé Jacques Lang, c’est à Paris que son empreinte culturelle s’est inscrite physiquement. Ministre de la Culture pendant près d’une décennie à partir de 1981, il devient l’un des artisans majeurs des Grands Travaux lancés sous la présidence de François Mitterrand. Sous sa supervision et grâce à son soutien indéfectible, la capitale française voit émerger la pyramide du Louvre, la Bibliothèque nationale de France, le musée d’Orsay, et bien d’autres transformations qui ont redéfini le paysage culturel parisien. Son action reposait sur une conviction née à Rachana : la culture n’est pas un luxe, mais une nécessité vitale, un espace de liberté qui relie les peuples.
L’histoire de Jacques Lang est celle d’un homme qui a fait du dialogue méditerranéen un fil conducteur. De ses premières promenades dans les ateliers ouverts de Rachana à sa récente exploration des vestiges de Byblos, en passant par son admiration intacte pour Fayrouz et son plaidoyer en faveur de la langue arabe, son parcours raconte une fidélité profonde aux cultures du Levant. Et dans une époque souvent marquée par les divisions, son itinéraire rappelle une vérité simple : la culture demeure l’un des rares territoires capables de rapprocher les mondes, de relier des mémoires éloignées, et d’ouvrir des passages où l’Orient et l’Occident cessent d’être des opposés pour devenir des interlocuteurs.