Le Train d’Orient entre Bagdad, Paris et Agatha Christie : Voyage, mémoire et légende d’un monde disparu
Ali Al-Hussien – Paris
Il fut un temps où les rails pouvaient relier l’Orient profond aux capitales européennes.
Un temps où l’on pouvait quitter Bagdad au petit matin,
traverser la Mésopotamie, les plateaux syriens, l’Anatolie escarpée,
puis atteindre Paris quelques jours plus tard.
Ce temps, c’était celui du Train d’Orient, l’une des plus grandes aventures ferroviaires de l’histoire moderne.
Entre la ligne Paris–Istanbul inaugurée en 1883 et ses prolongements vers le Proche-Orient,
le chemin de fer devint un pont, un trait d’union, presque un acte de foi dans un monde en transformation.
Retiré du service en 1977, il n’a pourtant jamais cessé de vivre :
sa mémoire, elle, roule encore.
Bagdad – Paris : quand le voyage avait le goût d’un récit
Dans la gare de Bagdad, à l’époque où les locomotives y soufflaient encore,
le départ vers l’Europe ressemblait à une cérémonie.
On chargeait les valises,
on échangeait les dernières salutations,
on respirait cet instant suspendu entre l’attente et l’aventure.
Le train n’était pas seulement un moyen de transport :
c’était une passerelle entre deux mondes.
Dans les wagons, les langues se mêlaient — arabe, turc, persan, français —
et chaque couloir racontait une histoire différente :
celle d’un archéologue, d’un marchand, d’un diplomate, d’un rêveur solitaire.
Le voyage créait un espace singulier :
un laboratoire humain,
une géographie vivante où l’Orient et l’Occident coexistaient le temps d’un trajet.
Des terres mésopotamiennes aux montagnes anatoliennes
Au fil des kilomètres, le paysage se déployait comme un long poème géographique.
Les plaines chaudes de la Mésopotamie laissaient place aux vallées sèches,
puis aux montagnes colossales de l’Anatolie.
Le train avançait dans un rythme presque organique :
lent parfois, comme s’il voulait respecter le silence des plateaux ;
fougueux ailleurs, lorsque les rails semblaient s’élancer vers l’inconnu.
Pour nombre de voyageurs,
ce trajet était une première rencontre avec la neige,
avec les forêts denses,
avec ces villages suspendus au flanc des falaises
où les enfants saluaient le passage du convoi comme un événement.
Istanbul : le seuil entre deux continents
Arriver à Haydarpaşa, c’était ouvrir une nouvelle page.
Istanbul n’est pas une simple escale :
c’est un carrefour de récits,
un passage vivant entre deux continents.
Le transfert parfois obligatoire vers un autre train
ajoutait au voyage une nuance de mystère,
comme si l’on franchissait une frontière invisible.
Le Bosphore brillait sous les fenêtres,
et l’on sentait que l’Europe n’était plus loin.
Des Balkans à Paris : l’Europe révélée par les rails
Depuis Istanbul, le train poursuivait sa route :
Sofia, Belgrade, Budapest, Vienne…
Chaque capitale apportait une nouvelle couleur,
une architecture, un parfum, une manière d’exister.
Puis venait Paris.
La gare parisienne — qu’elle soit de Lyon ou de l’Est —
accueillait le voyageurs d’Orient avec cette grandeur un peu dure,
mais irrésistiblement magnétique.
Pour les voyageurs issus des terres mésopotamiennes,
Paris représentait plus qu’une destination :
c’était une idée, un mythe, une promesse d’un autre monde.
Agatha Christie : la plume qui transforma l’Orient-Express en mythe
Nul nom n’est plus intimement lié au train d’Orient que celui d’Agatha Christie.
Mariée à l’archéologue Max Mallowan,
elle voyagea à de nombreuses reprises en Irak et en Syrie,
empruntant les lignes ferroviaires qui reliaient Alep, Bagdad et Istanbul.
Elle observait, notait, décrivait.
Les silhouettes des passagers,
les bruits nocturnes du train,
les conversations à demi-mots dans les wagons-lits.
De ces notes naquit en 1934 un chef-d’œuvre absolu :
Le Crime de l’Orient-Express.
Le roman fit plus que raconter une enquête :
il transforma le train en espace mythologique,
en théâtre européen où l’Orient demeure la toile de fond essentielle.
S’il existe une légende de l’Orient-Express,
c’est en grande partie grâce à cette femme
qui sut transformer le ronflement des rails
en littérature éternelle.
La fin d’une époque, la naissance d’un mythe
Lorsque le service officiel fut interrompu en 1977,
ce ne fut pas la fin d’un train,
mais la fin d’une idée :
celle d’un monde rendu accessible par le voyage lent,
par la curiosité,
par le goût de l’autre.
Aujourd’hui encore,
alors que les frontières s’imposent
et que les distances culturelles semblent se creuser,
la nostalgie de ce Bagdad–Paris demeure vive.
Elle nous rappelle que les rails ont parfois mieux uni les peuples
que les discours politiques.
Une mémoire qui continue de rouler
Le Train d’Orient n’existe plus,
mais son empreinte traverse encore les imaginaires.
Son histoire dit quelque chose de l’humanité :
de sa capacité à relier les continents,
à transformer un trajet en voyage initiatique,
et un simple train en civilisation mouvante.
D’une certaine manière,
et avec d’autres moyens,
PO4OR – Portail de l’Orient
poursuit aujourd’hui cette mission :
celle de relier les mondes
et de préserver les voix du voyage.
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