Les siècles inachevés de Thikra Mohammed Nader : entre Orient de la mémoire et Occident de l’exil
Parmi les voix littéraires qui ont traversé les effondrements successifs de l’Irak contemporain, peu possèdent l’élégance douloureuse et la lucidité implacable de Thikra Mohammed Nader. Journaliste, écrivaine, témoin et survivante, elle incarne une génération de femmes qui ont écrit au cœur du fracas, puis ont continué d’écrire depuis le silence de l’exil. Entre Bagdad, où s’est forgée sa première conscience du monde, et Genève, où elle vit depuis son départ contraint, son œuvre se déploie comme une ligne de frontière mouvante : un territoire où la mémoire oriente la langue, et où la perte devient une forme subtile de résistance.
Une enfance et une formation façonnées par la ville-mère
Née à Bagdad, Thikra Mohammed Nader appartient à une génération d’intellectuels irakiens dont le regard s’est formé au contact direct de l’histoire : guerres répétées, sanctions, effondrement de l’État, puis occupation. Très tôt, la jeune écrivaine s’oriente vers le journalisme, cherchant dans l’écriture une façon de comprendre – sinon de contenir – le chaos qui l’entoure. Dans un environnement où la presse pouvait être à la fois espace de vérité et territoire dangereux, elle apprend le métier avec une précision exigeante : observer, vérifier, raconter, tout en conservant une sensibilité littéraire indéniable.
Cette double formation — journalistique et narrative — deviendra la marque la plus distincte de son œuvre. Ses personnages, ses lieux, même ses silences sont nourris d’un rapport direct au réel, mais filtrés par une sensibilité qui transforme l’expérience brute en méditation profonde.
La journaliste face au tumulte
Dans les années où l’Irak chancelle sous les pressions internationales et les conflits internes, Thikra exerce son métier dans les médias écrits, puis audiovisuels. Elle couvre les transformations de la société irakienne, le quotidien des familles, les femmes confrontées à un ordre social fragilisé, les rêves d’une jeunesse happée par l’incertitude.
Ce travail de terrain, mené à une époque où le journalisme exigeait un courage personnel rare, a façonné chez elle une conscience aiguë de la fragilité humaine. La réalité, telle qu’elle la raconte, n’est jamais un simple décor : elle constitue la texture même de ses futurs récits littéraires.
Mais être femme, journaliste et visible dans un pays qui entre dans une spirale de violence mettait sa vie en danger. Les menaces s’accumulent, les marges de liberté se rétrécissent. Elle choisit finalement l’exil — un choix lucide, mais aussi un déchirement.
L’exil en Suisse : entre sécurité et nostalgie
Arrivée en Suisse au milieu des années 2000, Thikra découvre un monde radicalement différent : calme, organisé, presque trop silencieux. Elle-même l’a exprimé dans une phrase devenue signature :
« L’Irak est ce qui reste dans la mémoire. La Suisse, elle, est la beauté. »
Cette dualité est au cœur de tout ce qu’elle écrit après son départ. Si l’exil lui offre la sécurité et la possibilité de reconstruire sa vie, il impose également une distance émotionnelle avec la source première de son inspiration : Bagdad, les rues de son enfance, la musicalité de la langue arabe dans sa forme quotidienne, les visages familiers.
Pour une écrivaine, cette distance peut être une épreuve. Mais chez elle, elle devient une méthode : l’exil aiguise la mémoire, la rend plus dense, plus exigeante. Loin des clichés, Thikra n’idéalise ni son pays d’origine ni le pays d’accueil. Elle se contente d’écrire ce qu’elle voit, ce qu’elle a vécu, ce qui demeure, et ce qui se perd.
Une œuvre littéraire à la croisée du réel et du symbole
Deux livres marquent particulièrement sa production :
1. « Lignes croisées » (2000)
Un recueil de nouvelles publié à Bagdad, qui explore des vies fragmentées par les tensions quotidiennes. La forme courte, presque cinématographique, lui permet de saisir des instants de vérité : une femme devant un miroir, un enfant courant dans une rue dévastée, un homme qui rentre d’une guerre dont il ne comprend plus le sens…
Chaque texte est une fenêtre sur un monde fissuré.
2. « Avant la fin du siècle »
Couronné par un prix littéraire aux Émirats arabes unis, ce texte se situe à la frontière du récit et du témoignage. C’est un livre sur la transition — personnelle, nationale, historique. On y sent la tension entre le vécu et le raconté, entre l’expérience et l’interprétation.
Dans ces œuvres, le style de Thikra apparaît clairement :
une écriture épurée, précise, presque clinique par moments, mais toujours traversée d’une charge émotionnelle profonde. Loin des effets lyriques, elle mise sur la sobriété, laissant au lecteur la place nécessaire pour ressentir.
Un regard critique sur l’histoire récente
Comme beaucoup d’intellectuels irakiens, Thikra a porté un regard sans complaisance sur les années qui ont suivi 2003. Elle dénonce notamment la destruction du tissu culturel et symbolique du pays. Pour elle, l’un des drames majeurs de l’Irak contemporain est « l’évidement du contenu culturel et historique » de la nation.
Ce regard critique n’est pas un discours politique : il relève d’une expérience vécue, d’un attachement profond à un pays défiguré et à une mémoire qu’elle refuse de laisser disparaître.
Son écriture devient alors outil de sauvegarde, archive intime, acte de fidélité.
Le style : une esthétique de la mémoire
La force de Thikra Mohammed Nader réside dans sa capacité à créer une langue qui traverse les époques sans se défaire de sa lucidité. Elle construit ses textes comme on reconstruit un lieu détruit : avec soin, lenteur, attention aux détails.
Chaque phrase est une tentative de retenir ce qui glisse, chaque mot une lutte contre l’oubli.
Son écriture est également marquée par un mouvement intérieur constant :
– vers le passé, pour comprendre ;
– vers le présent, pour témoigner ;
– vers l’avenir, pour transmettre.
Une voix essentielle de la littérature irakienne contemporaine
Avec son parcours singulier — femme, journaliste, exilée, écrivaine — Thikra occupe une place particulière dans la littérature irakienne moderne. Son œuvre est modeste en quantité, mais profonde en impact. Elle ne cherche pas la prolifération, mais l’exactitude.
Dans un monde où l’Irak reste souvent réduit à ses drames, sa voix rappelle que derrière les statistiques, il y a des histoires humaines — fragiles, complexes, et d’une beauté parfois bouleversante.
Conclusion
Les « siècles inachevés » de Thikra Mohammed Nader ne sont pas une question de temps, mais d’expérience.
Elle écrit la fracture, mais aussi la continuité.
Elle écrit la perte, mais aussi ce qui résiste en nous.
Elle écrit l’Irak, mais depuis un lieu qui lui permet enfin de voir le pays dans toute son amplitude : le pays de la mémoire.
Ainsi, son œuvre devient un pont discret et essentiel entre l’Orient blessé et l’Occident silencieux — un espace où l’écriture demeure la seule patrie qui ne s’effondre pas.
Rédaction, préparation et édition assurées par le Bureau de Paris