Monica Bellucci : comment un film iranien l’a menée vers la découverte de l’Orient et de sa langue
Il arrive que les grandes trajectoires artistiques se réinventent loin des projecteurs habituels, au détour d’une rencontre, d’un rôle ou d’un voyage intérieur. Pour Monica Bellucci, figure emblématique du cinéma européen et muse intemporelle de la mode italienne et française, cette rencontre s’est produite là où personne ne l’attendait : dans l’univers d’un film iranien. Lorsqu’elle accepte en 2012 de tourner dans Rhino Season, du réalisateur kurdo-iranien Bahman Ghobadi, l’actrice ne se doute pas encore que cette aventure deviendra l’un des moments les plus singuliers et les plus intimes de sa carrière.

Bellucci, que l’on associe naturellement aux plateaux de Cinecittà, aux studios parisiens ou aux collaborations hollywoodiennes, s’inscrit soudain dans un espace cinématographique marqué par la littérature persane, la tragédie politique, la mémoire des blessures et la poésie qui traverse l’histoire iranienne. Rien, dans sa filmographie antérieure, ne la préparait à une telle immersion. C’est précisément ce déplacement radical qui la fascine : l’idée qu’un rôle puisse l’ouvrir à une autre manière de sentir le monde.
Dans Rhino Season, Bellucci interprète Mina, épouse d’un poète iranien accusé à tort et emprisonné après la révolution. Le film explore la violence de l’exil intérieur, la perte, le deuil de la liberté et l’amour obstiné qui survit malgré la séparation. Le rôle exigeait une intériorité rare, un dépouillement presque total. Bellucci devait s’éloigner du glamour qui a longtemps façonné son image pour s’aventurer dans une zone de fragilité émotionnelle profonde. Ghobadi ne cherchait pas une star, il cherchait une présence. Et Bellucci, sensible à cette exigence, accepte l’expérience comme un défi personnel.
Pour incarner son personnage, elle s’est confrontée à une langue qu’elle ne connaissait pas : le persan. Non pas dans une ambition de maîtrise linguistique, mais dans un désir sincère de comprendre la musique, les silences, les respirations qui façonnent cette langue millénaire. L’actrice a confié dans plusieurs entretiens que cet apprentissage l’avait touchée bien au-delà du cadre du tournage : « Le persan est une langue pleine de douceur, de poésie. Quand on la prononce, on entre dans un autre paysage intérieur. »
Cette phrase résume la découverte essentielle qu’elle fait au contact du cinéma iranien : l’Orient n’est pas une destination exotique, mais une intériorité. Une manière de regarder, de ressentir, de raconter. À travers les mots qu’elle répétait pour les besoins du rôle, Bellucci accède à un imaginaire où le temps se déploie différemment, où l’amour n’est jamais séparé de la douleur, où la beauté est toujours teintée d’une forme de mélancolie. Cette sensibilité, profondément liée à la culture persane, semble avoir ouvert une nouvelle dimension dans son travail d’actrice.
Ce rapprochement inattendu entre une icône européenne et un récit iranien dit quelque chose de plus large : la force du cinéma comme espace de dialogue entre des mondes qui s’ignorent souvent. Bellucci n’est pas iranienne, elle ne parle pas couramment le persan, elle n’a pas grandi dans les paysages métaphoriques de la poésie de Hafez ou de Rûmî. Pourtant, elle en a touché quelque chose. Ce geste suffit pour créer un pont culturel. À l’heure où les sociétés semblent se fragmenter, ce type d’expérience rappelle que l’art demeure l’une des rares langues capables de traverser les frontières.
Son immersion dans un univers esthétique opposé à celui qui l’a révélée n’a pas été perçue comme un simple détour dans sa carrière. Au contraire, la critique européenne a salué cette envie d’exploration.
Le public français, toujours sensible aux récits métissés, a découvert en Bellucci une artiste capable de s’aventurer loin de son confort, prête à habiter des histoires qui portent les cicatrices du monde. Pour l’actrice, ce film marque un déplacement géographique autant qu’un déplacement intime : une nouvelle façon de se penser en tant qu’artiste, libérée des cadres attendus.
Cette rencontre avec l’Orient ne s’est pas limitée à un film. Bellucci s’est intéressée, après le tournage, à la poésie persane, notamment celle de Forough Farrokhzad et de Rûmî, dont elle cite souvent la puissance évocatrice. Elle évoque la musicalité de la langue, l’intensité émotionnelle des vers, la manière dont la poésie iranienne mêle spiritualité et désir, lumière et ombre. C’est dans cette zone d’ambiguïté que l’actrice semble trouver une résonance avec sa propre sensibilité.
Il serait néanmoins simpliste de parler d’une « conversion orientale ». Ce qui s’est joué dans Rhino Season, c’est quelque chose de plus subtil : un déplacement du regard. Bellucci a découvert que l’acteur n’est pas seulement un corps à filmer, mais un espace de traduction culturelle. Jouer dans un film iranien, c’était accepter de devenir un pont. Et, d’une certaine manière, c’était aussi accepter de laisser le cinéma la transformer.
Aujourd’hui encore, ce projet continue d’agir comme une référence singulière dans sa carrière. Il révèle une facette de Bellucci que le public occidental soupçonnait peu : une curiosité profonde, un désir d’explorer la vulnérabilité, une volonté de rencontrer l’autre là où il se trouve. Dans un paysage cinématographique souvent dominé par les logiques commerciales, ce choix témoigne d’un courage et d’une liberté rare.
En découvrant une langue étrangère, en partageant l’écran avec des acteurs iraniens emblématiques, en s’ouvrant à une écriture filmique nourrie de poésie et de douleur, Monica Bellucci a fait plus que participer à un film : elle a mis un pied dans une autre tradition du récit. Et cette traversée a laissé une trace, à la fois discrète et durable, dans la mémoire du cinéma européen.
Il existe des rôles qui ne s’ajoutent pas à une carrière, mais qui la déplacent. Rhino Season est de ceux-là. Il rappelle que les artistes grandissent lorsqu’ils acceptent de se perdre un instant dans l’univers de l’autre. Pour Bellucci, ce voyage vers l’Orient fut celui d’une découverte : celle d’une langue, d’une culture, d’une poésie… et peut-être aussi d’une nouvelle manière de regarder le monde.
Bureau de Paris – Magazine PO4OR