Philippe Faucon, filmer l’entre-deux sans trahir personne
Le cinéma de Philippe Faucon se tient à distance des effets spectaculaires comme des postures démonstratives. Il avance par attention, par retenue, par une confiance assumée dans la durée et dans la complexité du réel. Plutôt que de se placer dans une logique d’explication ou de traduction entre mondes, son travail s’attache à faire exister à l’écran des trajectoires longtemps reléguées hors champ, sans jamais les enfermer dans des rôles symboliques ou idéologiques. Chez Faucon, la question de l’identité ne se formule pas en discours : elle se vit, au quotidien, dans des tensions silencieuses que le cinéma rend perceptibles sans les résoudre
Dans le paysage du cinéma français contemporain, saturé de récits sur l’immigration oscillant entre compassion démonstrative et suspicion sécuritaire, l’œuvre de Faucon fait figure de ligne de crête. Elle se tient à distance de la caricature comme de la contre-caricature. Là où d’autres filment l’altérité pour provoquer, dénoncer ou rassurer, lui choisit de filmer pour comprendre. Cette posture, patiemment construite film après film, a fini par constituer un véritable projet artistique : faire du cinéma un espace où les Français issus de l’immigration maghrébine ne sont plus des figures périphériques, mais des sujets à part entière.
Né et ayant grandi à Oujda, ville frontalière entre le Maroc et l’Algérie, Philippe Faucon est marqué très tôt par une géographie humaine complexe, traversée de langues, d’histoires et de mémoires conflictuelles. Sa trajectoire personnelle ne relève pas de l’exil spectaculaire, mais d’un entrelacement constant entre plusieurs appartenances. Sa mère est d’origine algérienne, son épouse également, et cette proximité intime avec le Maghreb n’a jamais été revendiquée comme un étendard, mais assumée comme un état de fait. Faucon ne filme pas « les Arabes » : il filme des personnes qu’il connaît, qu’il côtoie, avec lesquelles il partage une part de vie.
Cette proximité explique sans doute la singularité de son regard. Ses personnages ne sont ni héroïsés ni disculpés. Ils doutent, échouent, se contredisent. Ils avancent dans un espace social qui leur résiste autant qu’il les façonne. Dès Samia, son premier long métrage présenté à la Mostra de Venise en 2000, Faucon installe cette grammaire discrète : une jeune fille d’origine maghrébine, prise entre la pression familiale et les injonctions de la société française, sans que le film ne cherche jamais à transformer ce conflit en démonstration sociologique. Le récit se construit à hauteur humaine, dans l’épaisseur du quotidien.
Avec La Trahison, Faucon affronte un autre nœud mémoriel : la guerre d’Algérie et la figure des harkis. Là encore, le film évite la posture du jugement. Il explore les zones grises de l’histoire, ces espaces où la loyauté, la survie et la honte s’entremêlent. Ce cinéma de l’ambiguïté assumée tranche radicalement avec les représentations binaires souvent associées à cette période. Faucon ne cherche pas à réécrire l’histoire, mais à en restituer la complexité morale.
Cette exigence trouve une forme particulièrement aboutie dans Désengagement, film réalisé en 2011, bien avant que la question de la radicalisation ne devienne un sujet central du débat public français. Faucon y aborde le basculement de jeunes issus de l’immigration vers l’extrémisme, non comme une fatalité culturelle ou religieuse, mais comme le résultat d’un faisceau de frustrations, de ruptures et de désillusions. Le film se tient constamment sur une ligne fragile : comprendre sans excuser, montrer sans simplifier. Cette position, inconfortable mais nécessaire, est au cœur de son cinéma.
Mais c’est avec Fatima que Philippe Faucon atteint une forme de maturité rare. Inspiré de la vie de Fatima Elayoubi, le film s’éloigne des récits spectaculaires pour se concentrer sur une femme de ménage, immigrée, mère de deux filles, qui lutte pour exister dans une société dont elle maîtrise mal la langue. Fatima n’est pas un film sur l’intégration au sens politique du terme. C’est un film sur la langue, sur la transmission, sur la fracture silencieuse entre les générations. La mère parle arabe, les filles répondent en français ; elles ne parlent pas la même langue, mais tentent malgré tout de se comprendre.
Cette simplicité apparente dissimule une profondeur rare. Faucon filme les gestes, les silences, les regards, avec une retenue qui exclut toute tentation de pathos. Le succès critique et institutionnel du film, couronné par plusieurs César, n’a rien d’anecdotique. Il marque un moment précis où la cinématographie française reconnaît qu’un film sur une femme immigrée, sans effets spectaculaires ni discours appuyé, peut devenir un film central, universel, profondément humain.
Avec Les Harkis, présenté à Cannes, Faucon poursuit ce travail de mémoire, revenant une fois encore sur une histoire française longtemps mal digérée. Ce retour n’a rien de répétitif : il s’inscrit dans une continuité cohérente, où chaque film dialogue avec les précédents, approfondissant les mêmes questions sans jamais les épuiser. L’identité, chez Faucon, n’est pas une réponse, mais une interrogation permanente.
Ce qui distingue fondamentalement Philippe Faucon dans le paysage cinématographique français, c’est son refus de la posture. Il ne filme pas pour dénoncer, ni pour absoudre. Il filme pour rendre visible ce qui, trop souvent, est réduit à des statistiques, à des débats télévisés ou à des slogans politiques. Son cinéma ne prétend pas réconcilier les fractures de la société française, mais il offre un espace où ces fractures peuvent être regardées sans hystérie.
Dans une époque où la représentation des Arabes et des musulmans en France oscille encore entre soupçon et folklorisation, l’œuvre de Faucon apparaît comme un point d’équilibre rare. Elle rappelle que le cinéma peut être un lieu de complexité, un espace où l’on accepte de ne pas conclure trop vite. En cela, Philippe Faucon n’est pas seulement un cinéaste de l’immigration : il est un cinéaste du lien fragile, de l’entre-deux, de cette zone incertaine où se fabrique, malgré tout, une possibilité de vivre ensemble.
Rédaction : Bureau de Paris – PO4OR