À l’invitation d’«Al-Ahram» : Jean-Paul Sartre en Égypte, une rencontre culturelle majeure entre Paris et Le Caire
Bureau de Paris – PO4OR
Lorsque Jean-Paul Sartre atterrit en Égypte en mars 1967, accompagné de Simone de Beauvoir et de Claude Lanzmann, ce n’est pas seulement un écrivain français qui arrive au Caire, mais l’une des voix intellectuelles les plus influentes du XXᵉ siècle. La visite, organisée à l’initiative du quotidien «Al-Ahram» et préparée en collaboration avec plusieurs figures majeures de la vie culturelle égyptienne، s’inscrit dans un moment où le dialogue entre la pensée française et le monde arabe connaît une intensité exceptionnelle. Le philosophe existentiel, déjà mondialement connu pour son engagement littéraire et pour son refus du Prix Nobel, trouve en Égypte un espace vivant où la réflexion, la création et le débat intellectuel occupent une place essentielle.
L'accueil réservé à Sartre témoigne de l’admiration profonde que lui portent les écrivains, les étudiants et les lecteurs égyptiens. Ses essais, ses pièces de théâtre et les textes de Simone de Beauvoir circulent largement grâce aux traductions publiées par les grandes maisons d’édition du Levant. Pour une génération de jeunes auteurs arabes en quête de sens, l’existentialisme offre un langage nouveau pour interroger la liberté individuelle, la responsabilité, la subjectivité et la place de l’intellectuel dans la société moderne. La présence du couple Sartre-Beauvoir en Égypte apparaît alors comme un événement culturel d’une portée exceptionnelle.
Au Caire, Sartre découvre un paysage intellectuel foisonnant. À l’Institut supérieur des arts dramatiques, il assiste à une représentation de sa pièce «Huis Clos», dont il observe avec intérêt les différentes traductions et adaptations réalisées par les metteurs en scène égyptiens. Dans les salles des bibliothèques et des théâtres, il mesure l’écho singulier que ses œuvres trouvent auprès des lecteurs et spectateurs arabes, fascinés par une écriture qui interroge la condition humaine dans sa dimension la plus universelle.
Son passage à «Al-Ahram» constitue l’un des moments forts de la visite. Accueilli par une assemblée de grands écrivains et journalistes, Sartre engage de longues conversations avec ses hôtes sur le rôle de la presse, la fonction critique de la littérature et la responsabilité de l’écrivain dans les sociétés contemporaines. Ces échanges, rapportés par plusieurs chroniqueurs de l’époque, montrent un Sartre attentif, curieux, soucieux de comprendre la réalité culturelle égyptienne dans toute sa diversité. Les discussions ne cherchent pas à établir des leçons ou des modèles théoriques, mais à créer un terrain commun où la pensée circule librement entre Paris et Le Caire.
Tawfiq al-Hakim, l’un des plus grands dramaturges arabes, est chargé par «Al-Ahram» de recevoir Sartre en son nom. Une complicité naturelle se crée entre les deux hommes, nourrie par leur intérêt commun pour le théâtre, la dramaturgie et la structure du dialogue. Hakim, qui a vu plusieurs de ses œuvres traduites et commentées en France, échange avec Sartre sur la création littéraire et sur la manière dont chaque culture développe ses propres formes pour penser l’humain. Cette rencontre illustre la dimension véritablement culturelle de la visite : un échange d’expériences entre créateurs plutôt qu’un débat d’idées abstraites.
Les conférences que Sartre prononce en Égypte attirent un public impressionnant. À l’Université du Caire, sa réflexion sur la place des intellectuels dans la société contemporaine suscite une attention particulière. Les auditeurs, parmi lesquels figurent de nombreux écrivains, philosophes et étudiants, voient dans la parole du penseur français une invitation à repenser le rôle de la culture dans un monde en transformation rapide. Sartre insiste sur la nécessité pour les créateurs de demeurer en prise avec leur temps, de s’ancrer dans la réalité sociale et d’interroger sans relâche les formes nouvelles que prend l’expérience humaine.
Simone de Beauvoir, observatrice infatigable, consigne dans ses notes les impressions fortes que lui laissent les villes, les quartiers populaires, les ateliers artisanaux et les scènes artistiques qu’elle découvre. Elle s’intéresse aux modes de vie, aux questions d’éducation, aux transformations sociales et au dynamisme culturel qui caractérise l’Égypte de cette période. Son regard, précis et sensible, offre un témoignage complémentaire qui enrichira plus tard les récits publiés en France sur ce voyage.
Au-delà des rencontres officielles، la délégation visite également plusieurs lieux emblématiques du patrimoine et de la vie sociale égyptienne. Des ateliers de tissage de Haraniya aux temples de Louxor, des villages du Delta aux monuments de Saqqarah, Sartre et Beauvoir explorent un pays dont la richesse historique et humaine les frappe profondément. Ces visites ne sont pas des excursions touristiques mais des immersions culturelles où la diversité du réel nourrit la réflexion des deux écrivains.
La visite s’étend sur seize jours et marque durablement les milieux intellectuels des deux rives. En France, le voyage nourrit de nombreux textes, réflexions et témoignages qui mettent en lumière le dynamisme culturel égyptien. En Égypte, l’accueil de Sartre et de Beauvoir est perçu comme la confirmation d’un lien profond entre la pensée française et la modernité arabe, lien qui ne cesse de se renouveler au fil des décennies.
Ce que révèle cette visite, au-delà des rencontres et des conférences, c’est la capacité du dialogue culturel à dépasser les distances géographiques pour créer un espace commun de pensée. Sartre n’est pas venu en Égypte pour enseigner une doctrine, mais pour comprendre un monde en mouvement et pour rencontrer une scène intellectuelle vibrante. L’Égypte, de son côté، n’a pas accueilli un maître, mais un écrivain parmi d’autres, ouvert à l’échange et à la découverte.
À l’invitation d’«Al-Ahram», Sartre en Égypte demeure ainsi l’un des épisodes les plus significatifs de la circulation des idées entre l’Europe et le monde arabe. Un moment où la littérature, la philosophie et la presse ont tissé un pont d’une rare intensité entre Paris et Le Caire, rappelant que la culture, lorsqu’elle circule librement, devient l’un des plus puissants vecteurs de compréhension mutuelle.