Albert Cossery, ou l’élégance radicale du refus

Albert Cossery, ou l’élégance radicale du refus
Albert Cossery, faire de la paresse une forme suprême de liberté et de résistance.

Albert Cossery n’a jamais cherché à appartenir à un siècle, encore moins à une nation littéraire. Né au Caire, écrivant en français, vivant à Paris comme on habite une chambre d’hôtel sans jamais en faire un foyer, il a construit une œuvre qui échappe aux catégories rassurantes. Trop oriental pour la littérature française classique, trop détaché pour être un écrivain engagé au sens militant, Cossery s’est installé dans une position rare : celle d’un écrivain du refus, mais d’un refus joyeux, ironique, souverain.

On l’a appelé philosophe de la paresse, comme si la paresse était chez lui un manque d’énergie. C’est l’inverse. La paresse, chez Cossery, est une stratégie de résistance. Refuser de travailler pour nourrir un système absurde, refuser de s’agiter pour légitimer des pouvoirs violents, refuser la vitesse comme valeur morale. Dans ses romans, les oisifs ne sont pas des faibles : ce sont des lucides. Ils ont compris avant les autres que l’activité frénétique est souvent le masque de la soumission.

Cossery écrit peu, très peu. Huit romans en plus d’un demi-siècle. Cette rareté n’est pas une coquetterie. Elle procède d’une conception exigeante de la littérature : écrire seulement quand une phrase est nécessaire, quand un livre apporte une variation réelle à ce qui a déjà été dit. Dans un monde saturé de production, cette économie devient un geste politique. Chaque roman de Cossery est un objet compact, sans graisse, tendu vers une idée claire : la dérision comme arme contre la tyrannie.

Ses personnages sont presque toujours des marginaux : vagabonds, prostituées, petits escrocs, rêveurs désargentés, fonctionnaires désabusés. Mais Cossery ne les regarde jamais avec pitié. Il leur accorde une dignité philosophique. Le pauvre, chez lui, n’est pas un sujet social à sauver, mais un être libre précisément parce qu’il n’a rien à perdre. Cette inversion des valeurs est au cœur de son œuvre. Là où la littérature sociale décrit la misère comme un drame, Cossery la transforme en point de vue critique sur le monde.

On a voulu voir en lui un Voltaire du Nil. La comparaison est juste par la férocité de l’ironie, mais elle reste incomplète. Voltaire croyait encore au progrès par la raison. Cossery n’y croit plus. Son rire n’est pas celui des Lumières, mais celui de l’après-désillusion. Il sait que les révolutions remplacent souvent une brutalité par une autre. C’est pourquoi ses romans se méfient autant des dictateurs que des révolutionnaires professionnels. Chez Cossery, la véritable subversion est individuelle, intime, presque silencieuse.

Sa langue française est d’une clarté trompeuse. Elle semble simple, presque orale, mais chaque phrase est ciselée avec une précision extrême. Aucun effet inutile, aucune emphase. Cette sobriété donne à son humour une efficacité redoutable. Une phrase courte suffit à faire vaciller un régime, une idéologie, une certitude morale. Cossery ne démonte pas les systèmes par l’argumentation ; il les ridiculise. Et le ridicule, chez lui, est irréversible.

Installé pendant des décennies dans une petite chambre de l’hôtel La Louisiane à Saint-Germain-des-Prés, Cossery a incarné une forme de dandysme sans arrogance. Élégant sans ostentation, détaché sans cynisme, il refusait les honneurs, les prix, les invitations mondaines. Ce retrait n’était pas un mépris du monde, mais une manière de rester libre. Il observait Paris comme il observait Le Caire : avec une distance amusée, conscient que les centres de pouvoir changent de décor mais rarement de logique.

Le qualifier d’Oscar Wilde français ou de Buster Keaton arabe dit quelque chose de juste : cette capacité à faire du rire une posture morale. Comme Wilde, Cossery savait que l’élégance est une forme de dissidence. Comme Keaton, il cultivait un humour sec, presque immobile, où le désespoir n’explose jamais en pathos. Mais aucune de ces comparaisons ne suffit à le contenir. Cossery est un écrivain inclassable parce qu’il a refusé de jouer le jeu de la reconnaissance.

Ce qui rend son œuvre particulièrement actuelle, c’est son rapport au pouvoir. À l’heure où la domination se présente sous des formes multiples – économiques, médiatiques, idéologiques – Cossery rappelle une vérité dérangeante : le pouvoir ne tient que parce qu’on y croit. Ses personnages désamorcent l’autorité par l’indifférence, par la lenteur, par le rire. Ce sont des gestes minuscules, mais dévastateurs. Ils ne renversent pas les régimes, ils les rendent absurdes.

Albert Cossery n’a jamais cherché à être un écrivain de l’Orient ou de l’Occident. Il a écrit depuis un lieu plus inconfortable : celui de l’homme qui a vu trop de révolutions échouer pour croire encore aux grands récits, mais qui croit toujours à la liberté individuelle. Son œuvre ne propose pas de solution, elle offre une position. Une position rare, courageuse, élégante : celle de ne pas collaborer à la comédie du pouvoir.

Dans un monde obsédé par la performance, l’urgence et la visibilité, Cossery reste une anomalie salutaire. Il rappelle que la littérature peut être lente, peu productive, marginale, et pourtant décisive. Son héritage n’est pas celui d’un maître à penser, mais d’un sabotage discret de toutes les certitudes. Un sabotage mené avec le sourire, en costume bien coupé, et sans jamais lever la voix.

Bureau de Paris – PO4OR.

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