Barbès Enquête sur un quartier qui a fabriqué une voix arabe

Barbès Enquête sur un quartier qui a fabriqué une voix arabe
Barbès, Paris. Quartier de migrations et de cabarets où s’est jouée une part invisible de l’histoire de la chanson arabe.

Il existe des lieux qui produisent de la culture sans jamais en revendiquer la paternité. Des quartiers entiers ont façonné des trajectoires artistiques majeures sans laisser de traces officielles dans les archives urbaines. Barbès appartient à cette catégorie. Ce quartier du nord de Paris, longtemps réduit à une image sociale simplifiée, fut en réalité un espace structurant de la vie culturelle maghrébine en France. C’est là, et précisément là, qu’une voix appelée à devenir centrale dans l’histoire de la chanson arabe a commencé à chanter. Cette voix était celle de Warda Al Jazairia.

Dans les années cinquante et soixante, Barbès fonctionne comme une plateforme migratoire. Les flux venus d’Algérie y sont particulièrement visibles. Le quartier n’est pas seulement un lieu d’habitation ou de passage. Il est un espace d’organisation sociale. On y trouve des restaurants, des cafés, des commerces, mais surtout une concentration exceptionnelle de cabarets fréquentés quasi exclusivement par des migrants nord-africains. Ces lieux ne relèvent pas du divertissement au sens léger du terme. Ils remplissent une fonction précise. Maintenir une continuité culturelle dans un contexte d’exil.

Les témoignages concordent. Mimouna, qui a connu ce Barbès aujourd’hui disparu, décrit un quartier vivant, saturé de musique, de voix et de présences. Elle évoque une époque où les cabarets structuraient la nuit autant que les cafés structuraient la journée. Elle se souvient que son père fréquentait régulièrement l’un des établissements les plus connus du secteur. Il s’appelait TamTam. C’est dans ce cabaret, dit-elle, que Warda a commencé à chanter à Paris.

Cette information n’est pas anecdotique. Elle déplace le centre de gravité du récit. Elle permet de sortir d’une histoire trop souvent racontée depuis les capitales officielles de la culture arabe. Ici, le point de départ n’est ni Le Caire ni une institution reconnue, mais un cabaret de quartier, fréquenté par une diaspora ouvrière.

Le nom même du lieu mérite une attention particulière. TamTam n’est pas une appellation folklorique. À l’origine, Mohamed Fattouki, père de Warda, souhaitait appeler le cabaret Le Maghreb ou Le Grand Maghreb. Le choix était explicite. Il désignait une appartenance culturelle claire et assumée. La demande d’autorisation fut refusée. Le nom fut jugé trop large, trop chargé, trop directement politique pour être accepté dans l’espace public parisien de l’époque.

Ce refus n’a pas empêché l’ouverture du lieu. Il en a modifié la stratégie symbolique. Fattouki opte pour une solution de contournement. Il extrait les premières lettres latines de Tunisie, Algérie et Maroc. T A M. Le Maghreb n’est plus nommé. Il est codé. Le cabaret devient TamTam. Le nom est accepté. Le contenu, lui, reste inchangé.

Ce mécanisme est révélateur. Il montre comment la culture maghrébine s’est installée dans Paris non par reconnaissance officielle, mais par ajustements successifs, par intelligence de la marge, par adaptation aux contraintes administratives. Le Maghreb entre dans la ville non par une plaque, mais par un acronyme.

TamTam devient rapidement un lieu central de la nuit de Barbès. Le public qui le fréquente n’est pas un public de spectacle. Ce sont des travailleurs, des exilés, des habitués. Ils n’attendent pas qu’on les séduise. Ils attendent qu’on chante juste. Dans ce contexte, monter sur scène implique un risque réel. La voix est immédiatement jugée. L’erreur ne passe pas.

C’est dans cet environnement que Warda chante. Non pas comme une future star, mais comme une chanteuse en formation. Cette expérience parisienne n’est ni secondaire ni décorative. Elle participe directement à la construction de sa voix, de son endurance, de sa relation au public. Elle apprend à tenir une salle sans artifice. À faire passer l’émotion sans dispositif.

Or cette phase du parcours de Warda a été largement effacée des récits dominants. La mémoire officielle a privilégié Le Caire, ses orchestres, ses institutions, ses médias. Barbès, comme d’autres lieux diasporiques, a été relégué au rang de parenthèse. Ce que cette enquête montre, c’est que cette parenthèse fut en réalité un atelier.

Aujourd’hui, Barbès a changé. Les cabarets ont presque tous disparu. TamTam n’existe plus. Les lieux ont été transformés, réaffectés, parfois effacés. Mais l’absence de traces matérielles ne signifie pas absence d’histoire. Elle pose une question centrale. Qui décide de ce qui mérite d’être conservé dans la mémoire urbaine.

Ce que Barbès a produit dans ces années-là dépasse largement le cas de Warda. Le quartier a servi de matrice à une modernité culturelle arabe hors institutions, forgée dans l’exil, au contact direct du public. Ne pas documenter ces lieux revient à accepter une vision tronquée de l’histoire culturelle.

Ce que révèle TamTam, à travers son nom, son fonctionnement et son public, c’est une réalité simple. La culture ne s’installe pas toujours là où on l’attend. Elle se fabrique souvent dans des espaces tolérés mais non reconnus. Barbès fut l’un de ces espaces. Et c’est là que, dans l’ombre des scènes officielles, une voix arabe a commencé à se construire.

Bureau de Paris – PO4OR.

Read more