Cherien Dabis, la politique du récit calme
Cherien Dabis n’est pas entrée dans le cinéma par la revendication ni par la posture. Ses films ont existé avant d’être commentés, ont circulé avant d’être classés, ont été reconnus sans jamais avoir été conçus comme des déclarations. Cet ordre n’a rien d’anecdotique. Il constitue la clé de lecture d’un parcours qui place le récit avant toute prise de position explicite, et la construction des personnages avant toute idée formulée.
Cherien Dabis est réalisatrice, scénariste et actrice. Elle a bâti son itinéraire dans une relative discrétion, d’abord au sein du cinéma indépendant, puis à travers des productions télévisuelles de haut niveau, sans jamais rompre avec une écriture fondée sur l’observation, la retenue et la précision. Dès ses premiers travaux, elle a fait le choix d’un cinéma qui procède de l’intérieur, attentif aux gestes ordinaires, aux relations humaines, aux ajustements silencieux que la vie impose aux individus.
Le récit plutôt que l’explication
Lors de la présentation de Amreeka en 2009, l’attention critique ne s’est pas portée sur un message à décoder, mais sur une manière de raconter. Le film n’expose pas une thèse, ne transforme pas une expérience en démonstration. Il suit un personnage, ses interactions, son quotidien dans un environnement nouveau, les micro-tensions qui s’installent sans jamais être verbalisées. Rien n’est surligné, rien n’est commenté.
Ce choix esthétique situe immédiatement Cherien Dabis à distance d’un cinéma explicatif. Elle ne cherche pas à convaincre, encore moins à orienter le regard du spectateur. Elle construit des situations, laisse les corps évoluer dans des cadres précis, et fait confiance à l’intelligence sensible de celui qui regarde. Si une dimension sociale ou culturelle traverse ses films, elle n’est jamais formulée comme un discours, mais comme une conséquence naturelle de la vie des personnages.
Une reconnaissance sans intégration institutionnelle
Depuis plus de quinze ans, Cherien Dabis occupe une place stable dans le paysage cinématographique international. Ses œuvres ont été présentées dans de grands festivals, discutées dans des espaces critiques exigeants, et relayées par des médias culturels de référence. Elle est régulièrement invitée dans des contextes professionnels européens et nord-américains, sans pour autant être associée durablement à une école, une industrie nationale ou un modèle de production unique.
Cette absence d’ancrage institutionnel n’est pas un manque. Elle constitue au contraire l’une des conditions de la cohérence de son travail. Dabis évolue dans un espace de circulation plutôt que d’appartenance. Elle emprunte aux structures existantes sans s’y dissoudre, conserve une liberté de ton et de rythme, et maintient une distance qui lui permet de préserver l’intégrité de son regard.
Les personnages au centre du dispositif
Ce qui caractérise profondément le cinéma de Cherien Dabis, c’est la primauté accordée aux personnages. Le contexte existe, mais il ne les absorbe jamais. Les cadres sociaux, culturels ou professionnels servent à créer des tensions discrètes, jamais à définir entièrement les trajectoires individuelles. Chaque personnage reste irréductible à sa situation.
Cette approche confère à ses films une densité particulière. Le spectateur n’est pas sollicité pour adopter un point de vue, mais pour accompagner un parcours, en accepter les hésitations, les contradictions, les silences. Le cinéma devient alors un espace d’expérience plutôt qu’un outil de transmission.
Du cinéma indépendant à la télévision de prestige
Le passage de Cherien Dabis vers la réalisation de séries et de productions télévisuelles majeures ne constitue pas une rupture stylistique. Il s’inscrit dans une continuité. Elle y retrouve les mêmes préoccupations formelles, le même soin apporté à la direction d’acteurs, la même attention portée aux dynamiques relationnelles.
Travailler au sein de dispositifs de production plus lourds ne l’a pas conduite à standardiser son écriture. Elle adapte son langage sans le diluer. Cette capacité à évoluer dans des cadres contraints tout en conservant une identité artistique claire témoigne d’une grande maturité professionnelle.
Une esthétique de la durée
À l’heure où la visibilité repose souvent sur la rapidité, l’impact immédiat et la sur-affirmation, Cherien Dabis suit une logique inverse. Elle ne cherche ni l’effet ni la rupture spectaculaire. Son œuvre s’inscrit dans le temps long, dans une progression constante, presque imperceptible, mais rigoureuse.
Cette esthétique de la durée rend ses films moins dépendants de l’actualité et plus résistants à l’usure. Ils ne s’imposent pas par le choc, mais par la persistance. Ils se révèlent dans la mémoire du spectateur, bien après la projection.
Une position singulière
Aujourd’hui, Cherien Dabis occupe une position singulière dans le cinéma contemporain. Elle n’est ni une figure médiatique ni une réalisatrice de manifeste. Elle travaille dans une zone précise, où le récit devient un espace de tension maîtrisée, où le calme apparent n’exclut ni la complexité ni la fermeté artistique.
Ce positionnement, volontairement maintenu, lui permet d’échapper aux lectures simplificatrices. Il fait de chacun de ses projets non un événement isolé, mais une étape supplémentaire dans une œuvre cohérente, construite avec patience.
Le cinéma de Cherien Dabis ne cherche ni l’adhésion immédiate ni le consensus. Il avance avec une clarté tranquille, fidèle à une idée simple et exigeante : faire confiance au récit, à la durée et à la capacité du spectateur à penser par lui-même.
C’est un cinéma sans emphase, sans démonstration appuyée, mais profondément structuré. Un cinéma qui ne hausse jamais le ton, sans jamais renoncer à sa précision. Et c’est précisément dans cette retenue que réside sa force.
Rédaction : Bureau de Paris