De Hollywood à Cannes : comment l’Arabie saoudite redéfinit la carte mondiale du cinéma

De Hollywood à Cannes : comment l’Arabie saoudite redéfinit la carte mondiale du cinéma
Extrait du film Sikka Tawia, actuellement diffusé sur Netflix, réalisé par le cinéaste libano-américain Omar Naïm, produit en Arabie saoudite.

Lorsque A Hologram for the King, porté par Tom Hanks, est tourné en 2014 dans le désert de Hurghada pour évoquer l’Arabie saoudite, le choix n’est pas anodin. À l’époque, le Royaume reste absent des plateaux internationaux, cantonné dans l’imaginaire global à une abstraction désertique, inaccessible au cinéma.
Moins de dix ans plus tard, cette représentation apparaît profondément obsolète.

Depuis le lancement de la Vision 2030 en avril 2016, l’Arabie saoudite a engagé une transformation méthodique de son rapport au cinéma. Celui-ci n’est plus envisagé comme un simple outil de divertissement ou de vitrine culturelle, mais comme une industrie stratégique, un levier économique, narratif et touristique, destiné à inscrire durablement le pays dans les circuits mondiaux de la production audiovisuelle.

AlUla, pivot d’une stratégie industrielle assumée

Au cœur de cette mutation, AlUla s’est imposée comme un laboratoire à ciel ouvert. Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, la région n’est plus seulement un site archéologique ; elle est devenue un territoire de tournage à part entière, structuré pour répondre aux exigences des grandes productions internationales.

La directrice exécutive de la Film AlUla Agency, Charlene Deleon-Jones, a récemment révélé que l’agence avait déjà accueilli 694 jours de production, tout en confirmant que de nouvelles productions mondiales sont en cours, issues d’Hollywood, de Bollywood et de Corée du Sud, dont les annonces officielles sont attendues dans les deux prochains mois.
Cette dynamique confirme que l’attractivité d’AlUla ne relève plus de l’exception, mais d’un flux continu de projets internationaux.

La création d’une infrastructure de production de classe mondiale, comprenant notamment un plateau de tournage de 30 000 m² et des services intégrés, marque un tournant décisif : l’Arabie saoudite ne se contente plus d’accueillir des films, elle industrialise leur fabrication.

Une politique fondée sur l’analyse comparative internationale

Cette évolution s’inscrit dans une vision institutionnelle plus large. Le 28 novembre 2021, le ministère saoudien de la Culture a lancé la stratégie de la Commission du film, élaborée à partir d’une analyse comparative avec les vingt principales nations du cinéma mondial.
Objectif clairement affiché par le prince Badr bin Abdullah bin Farhan : ancrer durablement le Royaume dans l’industrie cinématographique mondiale et en faire un centre régional majeur au cœur du Moyen-Orient.

La stratégie repose sur deux piliers complémentaires :
– le développement d’un marché local, via le soutien à la production, la création de studios et l’investissement dans les salles ;
– l’attraction des producteurs étrangers et des groupes médiatiques internationaux.

Dans cette logique, le Fonds de développement culturel saoudien a annoncé, en marge du Festival de Cannes, la création de deux fonds d’investissement totalisant 180 millions de dollars, dédiés aux infrastructures de production et au financement de projets cinématographiques.
La présence remarquée du pavillon saoudien au Marché du Film, parmi les plus vastes de la manifestation, illustre cette volonté d’inscription durable dans les réseaux professionnels mondiaux.

Des productions internationales à fort impact

Les résultats concrets ne se sont pas fait attendre. Kandahar, interprété par Gerard Butler et réalisé par Ric Roman Waugh, est devenu le premier film américain à gros budget entièrement tourné à AlUla, confirmant la capacité opérationnelle du territoire.
Dans un registre différent, le film épique Desert Warrior, inspiré de l’événement historique de Dhi Qar, a réuni un casting international et dépassé les 140 millions de dollars de recettes, démontrant que les productions tournées en Arabie saoudite peuvent conjuguer ambition artistique et succès commercial.

Cinéma et tourisme : une convergence stratégique

Cette dynamique cinématographique s’articule étroitement avec la stratégie touristique du Royaume. Selon le ministre du Tourisme Ahmed Al-Khateeb, le secteur a contribué récemment à une croissance de 4,45 % du PIB.
L’introduction du visa touristique a accéléré l’intérêt des sociétés de production, dont plusieurs ont multiplié les repérages à AlUla et dans d’autres régions encore peu exploitées visuellement.

Le concept de film-induced tourism, largement documenté à l’échelle internationale, constitue ici un levier assumé. L’exemple de la Nouvelle-Zélande, dont les recettes touristiques ont dépassé trois milliards de dollars après le tournage de The Hobbit, ou celui des célèbres escaliers du Bronx devenus un site emblématique après Joker, illustre la puissance de ce mécanisme.

Briser le mythe du désert unique

L’un des enjeux majeurs de la stratégie saoudienne consiste à déconstruire la réduction du pays à un simple décor désertique. Avec une superficie dépassant deux millions de kilomètres carrés, le Royaume offre une diversité géographique rare : montagnes d’Asir culminant à plus de 2 000 mètres, sites rupestres du Nord classés par l’UNESCO, champs de lavande ayant inspiré l’identité visuelle nationale, forêts, réserves naturelles, récifs coralliens de la mer Rouge, ou encore mégaprojets urbains comme le Boulevard Riyadh City.

Cette pluralité de paysages permet au pays de se positionner comme un terrain narratif polyvalent, capable d’accueillir aussi bien le cinéma historique que les productions contemporaines, la fiction internationale que les récits régionaux.

Vers une « Soliwood » du Moyen-Orient

L’ambition de devenir une « Soliwood » régionale ne relève plus du slogan. Les chiffres parlent :
– domination des recettes cinématographiques au Moyen-Orient depuis cinq ans ;
– 63 complexes cinématographiques et 581 écrans en activité fin 2022 ;
– un objectif de 350 cinémas et 2 500 films diffusés à l’horizon Vision 2030 ;
– une capitalisation visée de 1 milliard de dollars pour l’industrie cinématographique.

Dans ce contexte, le film de Tom Hanks apparaît comme le témoignage d’une époque révolue. Aujourd’hui, l’Arabie saoudite n’a plus besoin d’être imitée ou contournée : elle s’est imposée comme un acteur direct de la géographie mondiale du cinéma, où industrie, récit et territoire convergent désormais.

Ali Al Hussien – Paris

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