De Paris au Caire le théâtre comme langue commune
Lorsque l’éclat artistique de Paris rencontre la densité théâtrale du Caire, il ne s’agit pas d’un simple échange culturel, mais d’un processus de transformation profonde. Les textes s’écrivent en français, mais prennent voix en dialecte égyptien ou en arabe classique. Sur la scène cairote, le théâtre français ne se contente pas d’être joué. Il est absorbé, reformulé, réincarné. Les œuvres traversent le temps et les frontières pour devenir des expériences locales à part entière.
Depuis le début du XXᵉ siècle, les grandes figures du répertoire français ont trouvé en Égypte un espace d’accueil singulier. Les univers de Molière, Jean Racine, Pierre Corneille, Victor Hugo ou Albert Camus ont été investis par le théâtre égyptien non comme des modèles figés, mais comme des matières vivantes. Leurs personnages, leurs conflits et leurs questionnements ont trouvé un nouvel ancrage au cœur de la société égyptienne.
Dans cette histoire, une figure s’impose comme fondatrice. Youssef Wahbi apparaît à un moment charnière où la scène égyptienne cherche à se structurer entre héritage local et ouverture internationale. Avec la troupe Ramsès, il engage un travail de traduction et d’adaptation qui dépasse largement la simple transposition linguistique. Les textes français deviennent des œuvres égyptiennes par le jeu, par la diction, par l’émotion. Le théâtre cesse d’être un divertissement pour devenir un espace de pensée et de dialogue.
La présentation en 1925 de Notre Dame de Paris, inspirée du roman de Victor Hugo, demeure l’un des jalons majeurs de cette rencontre. Youssef Wahbi y incarne Quasimodo dans une mise en scène signée Aziz Eid. L’œuvre n’est pas reçue comme une adaptation étrangère, mais comme une tragédie universelle capable de parler au public égyptien dans sa propre sensibilité.
Parmi les auteurs les plus durablement présents sur les scènes égyptiennes, Victor Hugo occupe une place centrale. Notre Dame de Paris et Les Misérables ont été montés à de multiples reprises par le théâtre universitaire, les troupes indépendantes et les institutions publiques. Des metteurs en scène contemporains tels que Mahmoud Gamal Heneidy ou Mahmoud Geretly ont proposé des lectures renouvelées de ces œuvres. Certaines de ces adaptations ont représenté l’Égypte dans des festivals arabes majeurs, notamment à Bagdad en 2024, confirmant la vitalité de ce dialogue.
Molière demeure lui aussi une référence constante. Ses comédies, en particulier L’Avare, ont trouvé une résonance durable dans le contexte social égyptien. La mise en scène présentée en 2020 par le Théâtre de la Jeunesse à l’Opéra Malek témoigne de la capacité de cette œuvre à dialoguer avec des problématiques contemporaines sans perdre sa force satirique.
Le théâtre de Albert Camus a connu en Égypte une réception marquée par une forte intensité dramatique. Caligula, montée en 1992 par Saad Ardash avec Nour El-Sherif, puis reprise en 2022 par le Théâtre de la Jeunesse, a traversé les générations. Ces différentes versions montrent comment une œuvre philosophique européenne peut s’inscrire durablement dans l’imaginaire théâtral égyptien.
À partir des années deux mille, ce dialogue s’élargit encore sous l’influence de nouvelles esthétiques. Les principes du théâtre pauvre développés par Jerzy Grotowski et relayés par Peter Brook ou Eugenio Barba inspirent de nombreux metteurs en scène égyptiens. Le corps de l’acteur, la voix et la présence deviennent les principaux vecteurs du sens, parfois au détriment du décor et de la scénographie.
C’est dans ce contexte que les œuvres de Pascal Rambert trouvent un écho particulier au Caire. Clôture de l’amour, créée au Festival d’Avignon en 2011 et jouée dans de nombreuses langues à travers le monde, est présentée sur des scènes égyptiennes où elle révèle une intensité émotionnelle nouvelle, nourrie par la proximité entre les interprètes et le public.
Plus récemment encore, le théâtre égyptien s’est réapproprié la figure de Gustave Flaubert. En 2022, l’acteur et metteur en scène Mohamed Hatem présente Le Voyage de la vie au Rawabet Art Space, à partir du voyage de Flaubert en Égypte en 1849. Le regard se renverse. L’Orient n’est plus observé depuis l’extérieur. Il devient sujet, mémoire et espace de narration.
Ainsi, le théâtre français n’a jamais été un simple invité sur la scène égyptienne. Il y a trouvé une seconde langue, une nouvelle corporalité et une respiration propre. De Paris au Caire, la scène est devenue un lieu de circulation où la traduction agit comme une renaissance. Ce dialogue, engagé depuis plus d’un siècle, se poursuit aujourd’hui encore, affirmant que le théâtre demeure l’un des espaces les plus féconds de rencontre entre les cultures.
Rédaction du bureau du Caire