Des romanciers d’origine arabe au cœur de la scène littéraire française
Écrire en français, habiter l’exil, interroger la mémoire
La littérature d’expression française se définit depuis longtemps par une pluralité constitutive. Elle ne se réduit ni à un territoire national ni à une identité homogène mais s’inscrit dans un espace élargi où la langue circule se transforme et se réinvente. Le champ francophone qu’il s’agisse de la Belgique du Québec de la Suisse ou des anciennes aires coloniales d’Afrique du Nord et de l’Ouest participe pleinement à cette dynamique faisant de la langue française un lieu de création traversé par des histoires multiples.
Au sein de cet ensemble les écrivains français d’origine arabe occupent une place singulière. Ils écrivent depuis l’intérieur de la langue française tout en y inscrivant des mémoires issues de l’exil de la migration et de la fracture coloniale. Si des figures majeures comme Amin Maalouf Albert Cossery ou Tahar Ben Jelloun ont dès la seconde moitié du XXᵉ siècle ouvert la voie et imposé la légitimité de ces écritures une nouvelle génération s’est affirmée ces dernières années avec une visibilité accrue et une présence renforcée dans le champ romanesque.
L’année écoulée apparaît à cet égard particulièrement significative. Plusieurs auteurs d’origine arabe débutants ou confirmés ont publié des romans remarqués souvent chez de grandes maisons d’édition contribuant à déplacer le regard porté sur l’expérience migratoire la transmission intergénérationnelle et les formes contemporaines du racisme. Pour comprendre la cohérence de ces œuvres il est toutefois nécessaire d’interroger le rôle du lieu depuis lequel elles s’écrivent et plus particulièrement celui de Paris.
Paris ville refuge et espace de désenchantement
La lecture de Coline Houssais
Dans ce contexte le travail de la chercheuse française Coline Houssais constitue un cadre analytique précieux. Son ouvrage Paris en lettres arabes explore la relation complexe et ambivalente qui unit les écrivains arabes à la France et à Paris en particulier. La capitale y apparaît non comme un simple décor mais comme un espace symbolique où se cristallisent les tensions entre liberté et assignation reconnaissance et marginalisation.
Coline Houssais montre comment Paris a longtemps fonctionné comme un refuge pour les écrivains arabes en situation d’exil politique intellectuel ou existentiel tout en étant simultanément un laboratoire de modernité littéraire. La ville permet l’expérimentation formelle l’accès à la publication et à la reconnaissance mais elle demeure aussi un lieu de solitude de violence symbolique et de désillusion.
Cette ambivalence traverse l’ensemble des écritures arabes en langue française. Paris y est tantôt célébrée comme espace d’émancipation tantôt dénoncée comme territoire d’exclusion et d’altérisation. La langue française devient alors un espace de négociation permanente où s’articulent héritage mémoire et désir de légitimité. Cette grille de lecture éclaire de manière décisive les œuvres romanesques contemporaines de nombreux auteurs d’origine arabe.
Salma Elmoumni
Adieu Tanger Grasset
Avec Adieu Tanger son premier roman publié chez Grasset Salma Elmoumni s’est imposée comme l’une des révélations récentes de la scène littéraire française. Le récit suit le parcours d’Alia jeune Marocaine contrainte de fuir son pays après la diffusion d’images intimes par un homme français avec lequel elle entretenait une relation.
Arrivée à Lyon Alia découvre une autre forme de violence plus diffuse mais tout aussi destructrice celle du racisme ordinaire des exclusions silencieuses et de la précarité symbolique. Incapable de retourner au Maroc sans affronter la honte sociale et incapable de s’ancrer pleinement en France elle se retrouve enfermée dans un entre deux sans issue.
L’écriture de Salma Elmoumni se distingue par sa sobriété et sa retenue. Sans jamais céder au pathos elle donne à voir l’exil comme une expérience de fragmentation identitaire. Le roman interroge la promesse occidentale de liberté et révèle les contradictions profondes qui traversent les trajectoires migratoires contemporaines en particulier celles des femmes.
Mehdi Ouraoui
Mon Fantôme Fayard
Publié chez Fayard Mon Fantôme marque l’entrée remarquée de Mehdi Ouraoui dans le champ romanesque. Le roman repose sur une rencontre improbable entre un professeur algérien et le fantôme du chanteur Rachid Taha figure emblématique de la musique franco maghrébine pourtant décédé.
Ce dispositif narratif permet d’installer un dialogue intime sur les espoirs déçus les désillusions et la difficulté persistante à trouver sa place dans la société française. Le fantôme devient un vecteur de mémoire collective incarnant les voix souvent reléguées à la marge.
La langue de Mehdi Ouraoui sensible et maîtrisée confère au récit une forte charge émotionnelle sans jamais tomber dans l’excès. Mon Fantôme se présente comme une réflexion sur la survivance des récits minorés et sur la nécessité de donner forme littéraire à une expérience longtemps contenue.
Yasmina Benahmeed Daho
La source des fantômes Gallimard
Avec La source des fantômes paru chez Gallimard Yasmina Benahmeed Daho poursuit un travail centré sur les zones d’ombre de l’histoire franco algérienne. Son roman aborde la question sensible des harkis ces Algériens ayant combattu aux côtés de l’armée française durant la guerre d’indépendance puis marginalisés après leur arrivée en France.
D’inspiration largement autobiographique le texte explore les conséquences de cet héritage sur les générations suivantes. Il ne s’agit ni de justification ni de condamnation mais d’une mise en récit de la complexité mémorielle et de la violence des silences transmis.
Par une écriture précise et retenue Benahmeed Daho confronte le lecteur à une mémoire longtemps occultée soulignant combien les fractures du passé continuent de structurer les réalités sociales contemporaines.
Rachid Benzine
Les silences des pères Seuil
Avec Les silences des pères publié au Seuil Rachid Benzine confirme sa place centrale dans le paysage littéraire français. Le roman suit Amin pianiste qui découvre après la mort de son père une série de cassettes audio retraçant son parcours de travailleur immigré en France.
À travers ces enregistrements se dessine l’histoire des premières générations de migrants confrontées à des conditions de travail éprouvantes et à un racisme structurel. Le silence paternel apparaît alors comme une stratégie de survie plutôt qu’une absence affective.
Le roman articule avec finesse l’histoire intime et la mémoire collective proposant une réflexion profonde sur la transmission la reconnaissance et la difficulté de faire émerger des récits longtemps tus.
Leïla Slimani
Figure incontournable de la littérature française contemporaine Leïla Slimani occupe une position singulière. Depuis son prix Goncourt en 2016 pour Chanson douce elle s’est imposée comme l’une des autrices les plus lues. En publiant Regardez nous danser deuxième volet de la trilogie Le Pays des autres elle poursuit une exploration romanesque de l’histoire marocaine à travers une saga familiale.
Parallèlement à son œuvre littéraire sa visibilité politique et médiatique ainsi que certaines prises de position controversées ont contribué à faire d’elle une figure clivante. Cette tension constante entre reconnaissance institutionnelle et critiques idéologiques illustre les fractures qui traversent aujourd’hui le champ culturel franco maghrébin.
Ces trajectoires confirment une réalité désormais incontournable. Les écrivains français d’origine arabe ne se situent plus à la marge de la littérature contemporaine mais en constituent l’un des foyers les plus dynamiques. En investissant la langue française pour interroger l’exil la mémoire et la société ils déplacent les lignes du récit national et rappellent que la littérature demeure un espace critique essentiel capable de penser les contradictions que le débat public peine encore à affronter.
Bureau de Paris – PO4OR