Écrire dans la langue de l’autre : Omar Youssef Souleimane, ou la littérature comme territoire
Il arrive que l’exil ne se manifeste pas seulement comme un déplacement géographique, mais comme une reconfiguration profonde de l’outil même par lequel un écrivain pense le monde. Chez Omar Youssef Souleimane, l’entrée dans la langue française ne relève ni d’un choix stratégique ni d’une conversion culturelle. Elle s’impose comme une nécessité existentielle, presque une réponse organique à la rupture. Non pas écrire sur l’exil, mais écrire depuis une langue qui oblige à se tenir à distance de soi, à reformuler l’expérience au lieu de la répéter.
L’originalité de son parcours ne tient pas seulement à la rapidité avec laquelle il s’est approprié le français, mais à la fonction qu’il assigne à cette langue. Le français n’est pas chez lui une langue d’ascension sociale ni un signe d’intégration réussie. Il devient un espace de mise à nu, un terrain de friction entre la mémoire arabe et une syntaxe étrangère qui contraint le regard. Écrire en français, pour Souleimane, ce n’est pas se traduire. C’est se déplacer intérieurement.
Cette tension est au cœur de son geste littéraire. Loin de l’orientalisme inversé ou de la posture victimaire attendue de l’écrivain exilé, son écriture refuse la consolation identitaire. La langue française agit comme une zone de neutralité relative, un filtre qui empêche l’emphase et la plainte. Elle impose une rigueur. Elle oblige à nommer sans pathos. À penser la violence, la perte, la guerre, non plus dans la langue de l’intimité première, mais dans une langue qui ne pardonne pas l’imprécision.
Il y a là un déplacement décisif. En abandonnant l’arabe comme langue d’écriture littéraire, Souleimane ne renonce pas à son héritage. Il refuse simplement de le sacraliser. La langue maternelle, chargée d’histoire, de blessures et de mythologies collectives, devient parfois un piège narratif. Le français, au contraire, introduit une distance critique. Il permet de regarder son propre monde comme un objet, non comme une fatalité.
Ce choix l’inscrit dans une tradition discrète mais puissante de la littérature en langue française écrite par des auteurs venus d’ailleurs, non pas comme littérature dite “migrante”, mais comme littérature tout court. Une littérature qui ne demande pas à être excusée ni expliquée par le contexte biographique. Chez Souleimane, l’exil n’est pas un thème. C’est une condition d’énonciation.
Sa prose est marquée par une sobriété presque clinique. Les phrases avancent sans effets, sans recherche de lyrisme compensatoire. Cette économie du style n’est pas une contrainte linguistique, mais un choix éthique. Dire moins pour dire juste. Refuser le spectaculaire. Refuser aussi l’attente implicite du lectorat occidental qui voudrait trouver, dans l’écrivain syrien, un témoin permanent du désastre. Souleimane écrit contre cette assignation.
Ce refus est profondément politique, mais au sens noble du terme. Il ne s’agit pas de dénoncer, mais de déplacer le regard. En écrivant en français, il oblige le lecteur à entrer dans une zone inconfortable où la guerre n’est pas expliquée, où l’exil n’est pas justifié, où la violence n’est pas pédagogisée. Elle est là, brute, inscrite dans des trajectoires individuelles, dans des corps, dans des silences.
La question de l’appartenance traverse son œuvre sans jamais se résoudre. Le pays perdu n’est pas idéalisé. Le pays d’accueil n’est pas mythifié. La France n’est ni refuge absolu ni espace de rédemption. Elle est un lieu de travail, de confrontation, parfois de solitude. Un espace où l’écrivain doit réinventer sa légitimité sans capital symbolique préalable.
C’est précisément cette absence de posture qui confère à son écriture une force singulière. Souleimane ne parle pas “au nom de”. Il ne représente personne. Il écrit depuis un point de fracture, conscient que toute tentative de synthèse serait mensongère. La langue française devient alors un outil de résistance silencieuse. Résistance à l’effacement, mais aussi résistance à la récupération.
Son rapport à la langue rejoint ainsi une réflexion plus large sur la littérature contemporaine en contexte de déplacement forcé. Écrire dans une langue apprise, c’est accepter une forme de vulnérabilité permanente. C’est écrire sans filet. Mais c’est aussi se libérer des automatismes, des héritages figés, des fidélités imposées. Chez Souleimane, cette vulnérabilité devient une méthode.
Au fond, son œuvre interroge une question essentielle : où se situe le véritable territoire de l’écrivain ? Dans la langue de l’enfance, ou dans celle qui permet de penser autrement ? Dans la géographie, ou dans la capacité à maintenir une exigence de vérité malgré la rupture ? Sa réponse n’est jamais formulée explicitement. Elle se déploie dans le mouvement même de l’écriture.
Écrire en français n’efface pas la Syrie de Souleimane. Cela l’inscrit autrement. Non comme un lieu figé, mais comme une mémoire en travail. Une mémoire qui refuse la nostalgie comme la simplification. Une mémoire qui accepte de se dire dans une langue autre, au risque de l’inconfort, mais avec la promesse d’une lucidité accrue.
Dans un paysage littéraire souvent tenté par les récits formatés de l’exil, Omar Youssef Souleimane occupe une place à part. Non par spectaculaire, mais par cohérence. Son écriture rappelle que la littérature n’est pas un passeport culturel, mais un acte. Un acte qui engage le corps, la langue et la pensée. Et que parfois, pour rester fidèle à soi, il faut accepter d’écrire ailleurs, autrement, et sans garantie de retour.
Bureau de Paris – PO4OR.