Erige Sehiri remporte l’Étoile d’Or à Marrakech : le triomphe d’une cinéaste franco-tunisienne entre deux rives

Erige Sehiri remporte l’Étoile d’Or à Marrakech : le triomphe d’une cinéaste franco-tunisienne entre deux rives
Erige Sehiri, lauréate de l’Étoile d’Or au Festival de Marrakech pour “Un ciel sans terre”. Rédaction : Bureau de Paris – PO4OR

Bureau de Paris – PO4OR

L’Étoile d’Or remportée à Marrakech par “Un ciel sans terre” vient consacrer une voix singulière du cinéma contemporain : celle d’Erige Sehiri, réalisatrice franco-tunisienne dont le parcours, à cheval entre plusieurs continents, raconte à lui seul une histoire de frontières, de passages et de regards croisés.

Née en 1982 à Lyon, au sein d’une famille originaire de Tunisie, elle grandit dans le quartier des Minguettes, à Vénissieux, un territoire façonné par les migrations et les identités multiples. Cette enfance française aux résonances méditerranéennes l’expose d’emblée à une pluralité d’horizons qui deviendra plus tard l’une des matrices de son cinéma. Entre la langue française et la culture tunisienne, entre l’Europe et le Maghreb, Sehiri forge très tôt un rapport fluide à l’appartenance, qu’elle questionnera sans relâche dans ses films.

Avant de se tourner vers le cinéma, elle traverse plusieurs mondes. Les études aux États-Unis, un passage dans la finance au Canada, puis le journalisme à Jérusalem : autant de chemins qui lui donnent une compréhension fine des sociétés, des inégalités, des récits intimes et politiques. Après la révolution de 2010-2011, elle choisit de s’installer en Tunisie. Là, elle découvre une nécessité : filmer. Observer. Écouter. Comprendre ce que les mots ne disent pas.

Ses premiers documentaires révèlent une affinité profonde pour les êtres ordinaires, leurs gestes, leurs silences, leurs tensions et leurs espoirs. Mais c’est avec Sous les figues, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en 2022, qu’Erige Sehiri s’impose comme une voix majeure. Le film, empreint d’une douceur presque pastorale, se déroule dans un verger du nord tunisien, où les corps et les paroles tissent une chorégraphie sociale faite de désir, de fatigue, d’espoir et d’arrière-pensées. La caméra, patiente et attentive, révèle ce que le quotidien laisse souvent invisible.

Avec Un ciel sans terre, la cinéaste franchit une nouvelle étape. Le film, récompensé par la plus haute distinction du Festival de Marrakech, témoigne d’un regard encore plus mûr, plus vaste, plus audacieux. Il s’intéresse aux trajectoires de femmes ivoiriennes confrontées au racisme en Tunisie, et interroge, au-delà de leurs histoires personnelles, les frontières mentales qui séparent l’Afrique du Nord de l’Afrique subsaharienne. En posant cette question, Sehiri touche un point sensible : celui de l’identité africaine, souvent occultée dans les récits du Maghreb.

Pour elle, cette interrogation est née d’un constat intime. Élevée en France, perçue comme “arabe” dans l’espace hexagonal, puis considérée comme “blanche” en Tunisie, elle prend conscience des strates de regard qui construisent — et parfois enferment — les individus. Son film cherche à dépasser ces catégories. Il propose un espace où les identités se dévoilent, se heurtent, se comprennent, s’ouvrent. C’est un cinéma du lien, du fragile, du sensible, où l’humain reste au centre.

Cette capacité à circuler entre les mondes — géographiques, linguistiques, sociaux — fait d’Erige Sehiri une cinéaste du passage et du dialogue. Elle appartient à une génération d’artistes qui évoluent naturellement entre l’Europe et le monde arabe, qui utilisent la caméra comme une passerelle. Son regard est profondément ancré dans la réalité du Maghreb, mais sa formation, sa sensibilité, ses influences portent l’empreinte de la France, et plus largement de l’espace méditerranéen.

Ce double ancrage lui permet de proposer un cinéma qui parle aux deux rives. Un cinéma qui n’explique pas l’Orient à l’Occident, ni l’Occident à l’Orient, mais qui montre l’inévitable interpénétration des deux. Dans ses films, les paysages tunisiens prennent une dimension universelle, tandis que les questions sociales françaises trouvent des échos au sud de la Méditerranée. Elle filme les êtres en mouvement, les frontières poreuses, les identités en transition.

Son œuvre est aussi marquée par un engagement subtil, jamais démonstratif. Sehiri ne cherche pas le manifeste. Elle préfère l’écoute au discours, le détail au spectaculaire, le réel à la démonstration. Cette posture lui permet de sonder des zones souvent négligées : le travail, les migrations, les rapports de classe, les couleurs de peau. Mais toujours avec douceur, précision et respect.

Aujourd’hui, après le couronnement de Un ciel sans terre à Marrakech, Erige Sehiri apparaît comme l’une des voix les plus importantes du cinéma méditerranéen. Une voix capable de relier des mondes que l’on croit parfois séparés : le Maghreb et l’Afrique, la France et la Tunisie, l’intime et le politique.

Son travail rappelle une vérité essentielle : les frontières ne sont jamais là où on les imagine. Elles se déplacent, se dissolvent, se recomposent. Et c’est dans ces espaces mouvants que le cinéma trouve sa force, sa nécessité, sa liberté.

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