Farouk Mardam-Bey Travailler la culture sans la mettre en scène

Farouk Mardam-Bey Travailler la culture sans la mettre en scène
Farouk Mardam-Bey, à Paris : l’édition comme espace de circulation intellectuelle entre le monde arabe et l’Europe.

Dans le champ culturel français, certaines trajectoires échappent volontairement à la logique de l’incarnation. Elles ne cherchent ni à produire une figure publique, ni à occuper un rôle symbolique identifiable. Elles agissent autrement, par déplacement, par montage, par sélection. Farouk Mardam-Bey relève pleinement de cette configuration singulière. Son parcours ne se lit pas comme une narration biographique, mais comme une suite de décisions intellectuelles cohérentes, prises à distance de toute spectacularisation.

Rien, chez lui, ne relève du récit héroïque de l’exil ou de l’ascension. Le point de départ n’est pas une rupture mise en avant, mais une continuité déplacée. Lorsqu’il s’installe en France, Farouk Mardam-Bey n’aborde pas l’espace culturel parisien comme un territoire à conquérir ni comme un refuge à idéaliser. Il l’aborde comme un système déjà structuré, avec ses hiérarchies, ses angles morts, ses attentes implicites. Son travail consistera précisément à intervenir dans ces interstices.

Ce choix initial est déterminant. Plutôt que d’écrire pour occuper une position d’auteur identifiable, il opte pour le rôle de l’éditeur. Non pas l’éditeur gestionnaire ou prescripteur médiatique, mais l’éditeur au sens fort : celui qui organise des corpus, construit des cohérences, crée des conditions de lisibilité. Dans cette position, le pouvoir n’est jamais frontal. Il est indirect, mais décisif. Il agit sur ce qui circule, sur ce qui est rendu possible, sur ce qui entre durablement dans le paysage intellectuel.

Le travail éditorial mené au sein d’Actes Sud s’inscrit dans cette logique. Il ne s’agit pas simplement d’introduire des auteurs arabes dans le catalogue d’une grande maison française. L’enjeu est plus complexe : modifier la manière même dont ces textes sont perçus. Refuser qu’ils soient assignés à une fonction explicative ou testimoniale. Refuser qu’ils soient lus uniquement à l’aune de l’actualité politique ou des crises régionales. Leur accorder le statut de textes à part entière, porteurs de formes, de pensées, de tensions internes.

Cette exigence produit une ligne claire. Les œuvres défendues ne cherchent pas à rassurer le lecteur français, ni à confirmer ses attentes. Elles déplacent ses catégories de lecture. Elles exigent une attention réelle, parfois inconfortable. En ce sens, Farouk Mardam-Bey ne facilite pas l’accès à la culture arabe ; il en défend la complexité. Ce choix va à contre-courant d’un environnement éditorial souvent tenté par la simplification ou la pédagogie appauvrissante.

Ce positionnement explique aussi son refus de toute parole surplombante. Mardam-Bey ne se présente jamais comme un interprète autorisé du monde arabe. Il ne parle ni au nom d’une identité ni au nom d’une communauté. Il laisse les textes travailler. Cette retenue n’est pas une neutralité. Elle constitue une éthique. Dans un espace culturel où la représentation devient rapidement une injonction, cette attitude crée une forme de résistance silencieuse.

Son passage par l’Institut du monde arabe s’inscrit dans la même continuité. Là encore, la question n’est pas de produire un discours institutionnel lissé, mais de maintenir un niveau d’exigence éditoriale compatible avec la complexité des sociétés arabes contemporaines. Publications, dossiers, orientations intellectuelles : tout procède d’un même refus des lectures univoques. À rebours des grilles culturalistes ou sécuritaires, il s’agit de restituer des dynamiques, des contradictions, des historicités.

Ce qui distingue profondément Farouk Mardam-Bey, c’est sa relation au temps. Son travail ne répond pas à l’urgence médiatique. Il s’inscrit dans la durée. Les livres qu’il accompagne ne sont pas conçus pour disparaître avec le cycle de l’actualité. Ils sont pensés pour rester disponibles, pour continuer à être lus, cités, discutés. Cette temporalité longue constitue aujourd’hui une rareté. Elle suppose une confiance dans l’intelligence du lecteur et dans la capacité des œuvres à survivre au bruit ambiant.

Paris, dans ce parcours, n’est jamais érigée en symbole. Elle fonctionne comme un espace opérationnel. Une ville où des institutions, des maisons d’édition, des universités permettent une circulation spécifique des idées. Mardam-Bey y travaille sans fascination ni ressentiment. Cette sobriété relationnelle avec la capitale française évite aussi bien la mythification que la posture critique systématique. Elle permet une inscription réelle, sans discours superflu.

À l’heure où la figure de l’intellectuel tend à se confondre avec celle du commentateur permanent, Farouk Mardam-Bey incarne une autre possibilité. Celle d’un intellectuel qui agit par structure plutôt que par déclaration. Par architecture éditoriale plutôt que par prise de position spectaculaire. Son influence se mesure moins à sa visibilité qu’à la manière dont certains textes arabes ont trouvé, en France, des conditions de réception durables.

Ce qui se joue dans le parcours de Farouk Mardam-Bey dépasse la question d’un itinéraire individuel. Il s’agit d’une manière de travailler la culture comme un champ structuré, où chaque choix éditorial engage une vision du monde. En organisant des corpus, en défendant des textes exigeants, en refusant les assignations identitaires, il contribue à déplacer durablement les cadres de lecture entre le monde arabe et l’espace intellectuel européen. Son action n’opère pas par le discours, mais par la durée. Elle ne cherche pas à convaincre, mais à installer. Et c’est précisément dans cette continuité silencieuse que réside sa portée.

Bureau de Paris – PO4OR.

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