Farrah El Dibany Une voix entrée à Paris sans traduction

Farrah El Dibany Une voix entrée à Paris sans traduction
Farrah El Dibany interprétant La Marseillaise a cappella au Champ-de-Mars, après le discours de victoire présidentielle.

Il existe des trajectoires artistiques qui ne se construisent ni par le discours ni par la revendication. Elles avancent à travers des institutions fermées, des rites exigeants, des seuils qui n’accordent rien à l’exception. Le parcours de Farrah El Dibany relève de cette logique. Il ne raconte pas une intégration spectaculaire, mais une installation progressive au cœur d’un système qui n’admet que la maîtrise. Rien, dans sa présence à Paris, n’a été obtenu par la parole. Tout l’a été par la voix.

Entrer à l’Académie de l’Opéra national de Paris en 2016 n’est pas une reconnaissance symbolique. C’est une sélection qui engage le corps, la discipline quotidienne, l’acceptation d’un ordre artistique strict. Être la première chanteuse d’opéra arabe à franchir ce seuil ne modifie en rien les règles du jeu. À l’intérieur, l’origine n’explique rien, ne protège de rien, n’ouvre aucune porte. Il faut tenir la ligne, le souffle, la justesse, l’endurance. Cette donnée est essentielle pour comprendre la nature du « pont » qu’incarne Farrah El Dibany : un pont bâti par l’exigence, non par la narration.

Trois ans plus tard, le Prix de l’AROP vient confirmer ce que l’Académie avait déjà validé : une légitimité artistique. Là encore, la distinction ne récompense pas un parcours « inspirant », mais une qualité de travail reconnue par ceux qui évaluent sans indulgence. À ce stade, la chanteuse n’est plus en transit. Elle est installée. Paris ne la regarde pas comme une invitée, mais comme une voix qui compte.

Le moment public qui la rend visible à un public bien plus large ne doit pas masquer cette construction lente. L’interprétation de La Marseillaise, a cappella, au Champ-de-Mars, après le discours de victoire d’Emmanuel Macron, est souvent commentée comme une scène spectaculaire. Elle est autre chose. Chanter sans orchestre, dans un espace ouvert, devant un pays et ses symboles, revient à exposer la voix à nu. Aucun soutien, aucune protection. C’est une épreuve de vérité. Le choix même de l’a cappella dit quelque chose de la confiance accordée : la République ne demande pas une performance, mais une tenue.

Le geste présidentiel qui suit — une bise de la main, spontanée, hors protocole — ne crée pas l’événement ; il en révèle la nature. Ce n’est pas l’accueil d’une étrangère, ni la célébration d’une diversité mise en scène. C’est la reconnaissance d’un acte juste. À cet instant, l’Orient n’est ni convoqué ni exhibé. Il est présent comme une donnée silencieuse, intégrée, indiscutable.

Ce silence est la clé du parcours. Farrah El Dibany n’a jamais transformé son origine en argument. Elle ne s’est pas présentée comme une voix « venue d’ailleurs », ni comme une ambassadrice. Elle a accepté les règles de l’opéra européen, avec ce qu’elles impliquent de hiérarchie, de lenteur, de répétition. Le pont qu’elle incarne ne passe ni par la traduction ni par l’explication. Il passe par la norme. C’est précisément ce qui le rend solide.

Dans un monde culturel saturé de récits d’identité, cette posture est rare. Elle exige une confiance dans le travail qui ne se commente pas. La voix lyrique, par sa nature même, ne tolère ni raccourci ni slogan. Elle se déploie dans une temporalité longue, à rebours des cycles médiatiques. En s’y inscrivant pleinement, Farrah El Dibany choisit une mondialité particulière : celle qui ne se proclame pas, mais se constate.

Cette mondialité n’efface pas l’Orient. Elle le déplace. Elle le rend indissociable d’un parcours de formation, de scènes, de répertoires. L’Égypte n’est pas un motif ; elle est une origine qui a produit une voix capable de répondre aux critères les plus stricts de l’opéra français. Ce déplacement est décisif pour une génération qui ne cherche plus à être reconnue comme différente, mais à être évaluée à égalité.

La force de ce parcours tient aussi à ce qu’il n’est pas clos. L’opéra est un art de la durée. La reconnaissance institutionnelle n’est qu’un début. Elle appelle des choix de répertoire, des prises de rôle, des collaborations, une inscription progressive dans des maisons et des publics. C’est là que se joue la suite : non dans la répétition d’un moment symbolique, mais dans la constance d’une présence.

Être un pont, dans ce cas précis, ne signifie pas relier deux rives par un discours. Cela signifie tenir une traversée sans bruit, permettre une circulation sans friction. La voix devient l’infrastructure. Elle supporte le passage sans s’effondrer, sans se transformer en monument. Elle reste fonctionnelle, exigeante, ouverte.

Farrah El Dibany incarne ainsi une forme de passage contemporain entre l’Orient et Paris qui ne doit rien à la médiation culturelle classique. Elle n’explique pas, elle ne traduit pas, elle ne revendique pas. Elle chante. Et c’est précisément ce geste, réduit à son noyau, qui fait d’elle une figure rare : non pas un symbole, mais une preuve. Une preuve que l’entrée au cœur des institutions françaises les plus fermées est possible sans renoncer à soi, à condition d’accepter la rigueur et le temps long.

Dans ce sens, son parcours dépasse l’événement et résiste à l’anecdote. Il dessine une ligne. Une ligne claire, sans emphase, où l’Orient n’est ni décor ni discours, mais une présence intégrée à une pratique d’excellence. C’est cette ligne, tenue sans bruit, qui fait de Farrah El Dibany un véritable pont entre deux mondes — un pont qui ne s’annonce pas, mais qui tient.

Bureau de Paris – PO4OR.

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