Fateh Moudarres, ou l’invention d’une modernité habitée par la mémoire
Il est des artistes dont l’œuvre ne se contente pas d’occuper une place dans l’histoire de l’art : elle en déplace les lignes de force. Fateh Moudarres appartient à cette catégorie rare. Peintre syrien majeur du XXᵉ siècle, figure fondatrice de la modernité plastique arabe, il a bâti une langue picturale singulière, à la fois enracinée dans la mémoire intime et ouverte aux grandes secousses esthétiques de son temps. Son travail ne relève ni de l’illustration ni du commentaire : il constitue un système de pensée visuelle autonome, où le rêve, la violence du réel et la rigueur formelle coexistent sans hiérarchie.
Né en 1922 et disparu en 1999, Fateh Moudarres traverse la seconde moitié du siècle comme un éclaireur. Son œuvre, aujourd’hui encore, résiste aux classements rapides. Elle échappe à la tentation folklorique comme à la rhétorique idéologique. Elle se tient ailleurs : dans un espace de tension maîtrisée entre l’enfance blessée, l’héritage méditerranéen et une modernité acquise par le travail, l’étude et l’expérimentation.
Une formation européenne au service d’une vision locale
Après des études à l’Académie de Rome, puis à l’École des Beaux-Arts de Paris, Moudarres revient en Syrie au milieu des années 1960. Ce retour n’est ni un repli ni un rejet de l’Occident ; il constitue au contraire un geste fondateur. Il s’agit pour lui de réinjecter les acquis de la modernité européenne dans un contexte culturel qui lui est propre, sans imitation ni dépendance. Nommé à son retour à la tête des études supérieures à la Faculté des Beaux-Arts de Damas, il exerce une influence décisive sur plusieurs générations d’artistes.
Cette position institutionnelle ne le détourne jamais de la recherche personnelle. Au contraire, elle renforce chez lui une exigence : celle de défendre le droit absolu de l’artiste à l’expérimentation. Contre les tentations normatives, qu’elles soient académiques ou idéologiques, Moudarres revendique une liberté de forme et de sens, persuadé que l’art ne progresse qu’en mettant en crise ses propres certitudes.
La peinture comme traduction de la mémoire
Au cœur de son œuvre se trouve un événement fondateur : la mort violente de son père, alors qu’il n’est encore qu’un enfant. De cette blessure originelle naît une relation singulière à la mémoire. Moudarres développe ce que l’on pourrait appeler une « traduction picturale immédiate » du souvenir : la couleur, la figure et la surface deviennent les vecteurs d’une réminiscence qui ne cherche ni le récit ni l’apaisement.
La ruralité syrienne, omniprésente dans ses tableaux, n’est jamais décorative. Elle apparaît comme un champ de forces : corps paysans figés, visages archaïques, architectures frustes, animaux symboliques. Cette matière visuelle compose une expression saisissante de la société agricole syrienne, loin de toute idéalisation. Le choc expressif de ces œuvres propulse très tôt Moudarres au premier plan de la scène artistique arabe.
Entre existentialisme et rigueur formelle
L’originalité de Fateh Moudarres tient à sa capacité à conjuguer une intensité expressive avec une discipline plastique rigoureuse. Cette combinaison rare attire l’attention des penseurs de l’existentialisme européen. Jean-Paul Sartre ira jusqu’à acquérir trois de ses œuvres et séjournera une semaine dans son atelier romain. Sartre décrira cette peinture comme une forme de « fusion du monde et du rêve », soulignant ce qu’il perçoit comme un « abstraction rigoureuse » capable de dépasser l’opposition entre nature et imaginaire.
Cette reconnaissance n’est pas anecdotique. Elle situe Moudarres à un point de jonction rare entre la philosophie européenne et la modernité plastique arabe. Sans jamais illustrer une doctrine, sa peinture dialogue avec les grandes interrogations du siècle : la violence, la condition humaine, la mémoire collective, la perte de sens.
Une grammaire visuelle singulière
Le travail de Moudarres sur la surface du tableau est d’une exigence extrême. La composition obéit souvent à une géométrie presque « échiquéenne », où les figures sont disposées selon des logiques internes précises. Le réel, le symbolique et le mythologique s’y entremêlent : martyrs, figures christiques, animaux hybrides, références antiques ou bibliques cohabitent sans hiérarchie narrative.
Des œuvres comme Le Martyr, Le Christ revient à Nazareth, Les Dieux et le monstre, Les Réfugiés ou Les Enfants de la guerre du Liban ne relèvent pas de l’illustration d’un événement. Elles constituent des condensés visuels, où la douleur humaine devient forme, couleur et rythme. Le silence, l’étrangeté et la frontalité des figures confèrent à ces tableaux une puissance durable, indépendante de leur contexte immédiat.
Le peintre, le pédagogue et le lieu
À Damas, l’atelier de Fateh Moudarres, situé place de l’Étoile, n’était pas seulement un espace de création. Il fonctionnait comme un véritable foyer intellectuel. Artistes, écrivains, journalistes et chercheurs s’y retrouvaient quotidiennement. On y parlait peinture, musique, politique, philosophie. Moudarres y jouait du piano, souvent de manière improvisée, prolongeant par le son les tensions de la couleur.
Cet atelier, aujourd’hui transformé en galerie portant son nom, témoigne de l’importance de sa présence dans la vie culturelle syrienne. Il incarne une époque où la création artistique se pensait comme un acte global, indissociable de la réflexion et du débat.
Héritage et actualité d’une œuvre
En 2021, l’exposition organisée à Paris par la Galerie Rwan Saint-Laurent a contribué à replacer Fateh Moudarres au cœur du débat contemporain. Présentant des œuvres conservées par son épouse, Chokran Moudarres, l’exposition offrait une lecture panoramique de son parcours, rappelant la cohérence et la radicalité de sa vision, bien au-delà des contingences historiques.
Aujourd’hui encore, le Musée d’Art Moderne de Damas conserve une trentaine de ses œuvres, sauvées de la dispersion et de la falsification. Elles témoignent d’une avance décisive sur nombre de ses contemporains, dont le travail demeurait souvent cantonné à la nature morte ou à la représentation décorative. Moudarres, lui, avait déjà déplacé le regard vers une abstraction expressive nourrie de mythes, de mémoire et de violence symbolique.
Une modernité toujours active
Fateh Moudarres avait parfaitement conscience du caractère mouvant du langage artistique. Ce qu’il défendait au milieu du XXᵉ siècle, disait-il, risquait de devenir conventionnel à la fin du siècle. D’où sa conviction profonde : l’art doit sans cesse se réinventer, déplacer ses signes, réévaluer ses symboles. Cette lucidité confère à son œuvre une étonnante actualité.
Son héritage ne se résume pas à un style. Il réside dans une attitude : celle d’un artiste qui a refusé les facilités, rejeté les assignations et assumé jusqu’au bout la complexité du réel. À ce titre, Fateh Moudarres demeure l’un des piliers invisibles mais essentiels de la modernité artistique arabe.
Rédaction : Bureau de Paris – PO4OR