Gaby Lteif : la voix qui a relié Beyrouth à Paris
Elle n’entre jamais en scène par l’effet, mais par la justesse. Avant même que le mot ne s’impose, il y a chez Gaby Lteif une écoute. Une manière de poser la voix sans la hausser, d’installer le dialogue sans le contraindre. Cette économie de gestes et de phrases n’est pas un style appris : elle procède d’une formation intime, nourrie très tôt par les livres, les langues et une conscience aiguë de la responsabilité de la parole publique.
Née dans le quartier de l’Achrafieh à Beyrouth, Gaby Lteif grandit dans un environnement où la connaissance circule naturellement. Les bibliothèques familiales, arabes et françaises, ne sont pas des décors mais des territoires de formation. À cette double culture s’ajoute une filiation intellectuelle déterminante : l’ombre tutélaire de l’historien Philippe Hitti, parent éloigné par sa lignée maternelle, dont l’œuvre a profondément marqué la compréhension moderne de l’histoire arabe. Cette référence n’est jamais brandie comme un héritage prestigieux, mais assimilée comme une exigence : comprendre avant de juger, contextualiser avant de commenter.
Lorsque Gaby Lteif débute à la télévision libanaise en 1973, le Liban vit déjà dans une tension politique et sociale croissante. Le petit écran n’est pas alors un espace de divertissement superficiel : il constitue un lieu de formation collective, un rendez-vous quotidien où se forgent des figures de confiance. Très vite, son style s’impose. Ni emphatique ni complaisant, son ton conjugue rigueur, élégance et attention réelle à l’autre. Elle devient une présence familière, inscrite durablement dans la mémoire audiovisuelle libanaise.
Avant Paris, il y a la radio. La voix, déjà, s’affirme comme son instrument principal. Elle passe par Radio Beyrouth puis par la radio Sawt Lubnan, affinant une pratique de l’entretien fondée sur le temps long et la précision. La radio lui enseigne l’essentiel : l’écoute comme acte premier du journalisme. Lorsque, en 1986, elle rejoint Radio Monte Carlo à Paris, cette culture professionnelle trouve un nouveau terrain d’expression.
L’arrivée en France ne relève ni de l’exil spectaculaire ni d’une rupture identitaire. Paris devient un prolongement, un espace où la voix libanaise peut continuer à se déployer, autrement. À Radio Monte Carlo, son nom se confond progressivement avec celui de la station. Elle y incarne une forme de continuité : celle d’un Liban parlant au monde depuis l’Europe, sans nostalgie ni posture victimaire. Sa voix, portée depuis Paris, devient pour beaucoup celle d’un pays traversant la guerre, la solitude et l’épreuve, mais refusant de se réduire à elles.
Son parcours académique accompagne et consolide cette maturité professionnelle. Diplômée de la faculté d’information de l’Université libanaise en 1978, elle poursuit bien plus tard un master en études supérieures de communication culturelle à la Sorbonne Nouvelle, obtenu en 2007 avec mention très honorable. Ce retour à l’université n’est pas un geste de validation tardive, mais une démarche de réflexion sur la pratique médiatique elle-même. Chez Gaby Lteif, la formation ne s’arrête jamais ; elle s’approfondit.
À Paris, ses émissions radiophoniques deviennent des espaces de pensée. « L’Autre Visage », « Rencontre du vendredi », ou encore la table ronde animée depuis le café littéraire de l’Institut du Monde Arabe, constituent autant de dispositifs où le dialogue prime sur la performance. Autour d’elle, intellectuels, artistes, responsables politiques et figures culturelles se retrouvent dans une atmosphère qui privilégie la complexité plutôt que la formule. Elle ne cherche pas la déclaration choc, mais la phrase juste, celle qui éclaire sans simplifier.
Ses entretiens traversent les frontières. Elle interroge les grandes figures du monde arabe et français avec la même exigence : laisser l’invité déployer sa pensée, tout en l’accompagnant avec une vigilance constante. Le dialogue n’est jamais décoratif. Il est conçu comme un acte civique. Cette conviction traverse toute sa carrière : l’information et la culture ne sont pas des luxes, mais des leviers essentiels de l’émancipation humaine.
Parmi ses rencontres marquantes, l’entretien radiophonique avec Fairuz en 1994, réalisé à Londres, occupe une place singulière. Rare, sobre, presque suspendu, cet échange échappe au registre de l’événement médiatique pour entrer dans celui de la mémoire collective. Là encore, Gaby Lteif ne force rien. Elle laisse le silence travailler, consciente que certaines voix n’ont pas besoin d’être pressées pour être entendues.
Ce qui frappe, dans son parcours, c’est la constance. Son sourire n’a pas changé, disent ceux qui l’ont suivie depuis ses débuts : même fraîcheur, même retenue. Cette permanence n’est pas une résistance au temps, mais une fidélité à soi. Elle ne cherche pas à incarner une modernité de surface. Elle incarne une éthique. Une manière d’être au monde où la dignité prime sur l’exposition.
Gaby Lteif n’est pas seulement un pont entre générations. Elle est une présence active qui rappelle que le Liban, malgré les fractures, peut encore refléter le meilleur de ce qu’il a été : une terre de dialogue, de culture et d’ouverture. À travers Paris, elle a prolongé cette vocation sans la diluer. Elle n’a pas exporté une image figée du pays ; elle en a porté la complexité, la douleur et la beauté mêlées.
Dans un paysage médiatique souvent dominé par la vitesse et le commentaire immédiat, son parcours apparaît aujourd’hui comme une référence. Non par nostalgie, mais par contraste. Il rappelle qu’un autre rythme est possible. Que la parole peut être à la fois ferme et humaine. Et que la voix, lorsqu’elle est habitée par la culture et la responsabilité, peut devenir un véritable lien entre les rives.
C’est en cela que Gaby Lteif mérite un portrait. Non comme figure du passé, mais comme conscience vivante d’un journalisme qui relie Beyrouth à Paris sans jamais trahir ni l’un ni l’autre.
Bureau de Paris – PO4OR.