Gauthier Raad Bâtir des ponts sans slogans : Beyrouth–Paris par le cinéma indépendant
Dans un paysage culturel saturé de discours sur le « dialogue entre les cultures », rares sont ceux qui travaillent réellement les conditions matérielles de cette circulation. Gauthier Raad fait partie de cette minorité. Non par le commentaire, mais par l’architecture concrète de festivals et de réseaux de diffusion entre Beyrouth et Paris.
Formé dans plusieurs traditions académiques et géographiques, Gauthier Raad a construit un socle rare. À l’Université Paris X, il se spécialise en réalisation, s’appropriant les fondements théoriques et pratiques du cinéma d’auteur français. À l’Université de Montpellier, il approfondit la production, acquérant une compréhension fine des mécanismes économiques et organisationnels du cinéma indépendant. Cette double compétence est enrichie par un passage à la Chung-Ang University en Corée du Sud, où il est confronté à une autre manière de penser le cinéma, plus sensorielle, parfois plus radicale dans son rapport au récit et à la forme. Ce parcours international ne relève pas de l’accumulation de diplômes, mais d’une construction méthodique d’un regard et d’un savoir-faire.
Son cinéma, d’abord, se distingue par une attention constante portée aux marges. Avec Gayrouth (2015), documentaire consacré à des réalités sociales et identitaires souvent invisibilisées à Beyrouth, Raad ne cherche ni l’effet ni la provocation. Il observe, écoute, laisse les corps et les voix occuper l’espace sans les enfermer dans un cadre explicatif. Cette approche se confirme dans Libertad Beirut (2018), long métrage documentaire qui interroge la ville comme lieu de tension permanente entre désir de liberté, contraintes politiques et fractures sociales. Beyrouth n’y est jamais réduite à une métaphore. Elle est un espace vécu, instable, traversé de contradictions que le film accepte sans tenter de les résoudre.
Les œuvres suivantes, comme Belonging (2019) ou le court métrage Love Me Tinder (2023), prolongent cette réflexion sous des formes plus intimes. L’enjeu n’est plus seulement la ville, mais l’appartenance, le lien affectif, la manière dont les technologies contemporaines redessinent les rapports humains. Là encore, Raad évite toute surenchère. Il privilégie un cinéma de la retenue, où le sens émerge de la durée, du montage, du silence parfois. Cette cohérence esthétique inscrit son travail dans une tradition du cinéma indépendant qui privilégie l’expérience du spectateur plutôt que sa captation immédiate.
Mais réduire Gauthier Raad à son activité de réalisateur serait passer à côté de l’essentiel. Son rôle le plus structurant se situe sans doute dans le champ de la médiation culturelle et de la circulation des œuvres. En fondant et en dirigeant le Festival du film indépendant libanais, il crée bien plus qu’un événement. Il met en place une plateforme permettant aux cinéastes libanais, souvent exclus des circuits commerciaux et institutionnels, de trouver une visibilité réelle, en dialogue avec des publics français et européens. Ce festival n’est pas pensé comme une vitrine folklorique ou identitaire. Il fonctionne comme un espace professionnel, où les films sont considérés pour ce qu’ils sont : des œuvres de cinéma, porteuses de formes, de récits et de propositions esthétiques.
La même logique anime le Festival du Film du Fantasme, initiative plus expérimentale, qui interroge les frontières entre genres, imaginaires et réalités. Là encore, le geste est politique au sens noble du terme : créer des lieux où des films atypiques peuvent exister, circuler et être discutés, hors des normes dominantes de production et de diffusion. En ce sens, Raad agit comme un architecte de circulation culturelle, attentif aux conditions concrètes de l’échange entre Beyrouth et Paris.
Son positionnement géographique renforce cette posture. Installé entre la France et les États-Unis, notamment à Los Angeles, il évolue au contact de différents écosystèmes audiovisuels. Cette expérience nourrit une vision pragmatique du cinéma contemporain, conscient des enjeux de financement, de diffusion numérique et de visibilité internationale. Pourtant, jamais cette ouverture ne dilue son ancrage. Le Liban reste un point de gravité, non comme un drapeau, mais comme une réalité artistique et humaine à défendre par le travail.
Ce qui distingue profondément Gauthier Raad, c’est son refus du discours surplombant. Il ne se présente pas comme un porte-parole, ni comme un symbole de dialogue interculturel. Le lien entre Beyrouth et Paris qu’il construit est d’ordre structurel. Il passe par des sélections de films, des projections, des rencontres professionnelles, des discussions publiques. Autrement dit, par des actes. Cette posture confère à son travail une crédibilité rare dans un contexte où le vocabulaire du « pont culturel » est souvent galvaudé.
Dans le paysage du cinéma indépendant contemporain, Gauthier Raad incarne ainsi une figure de travailleur culturel au sens plein. Un cinéaste qui filme, mais aussi un organisateur qui structure, un producteur qui accompagne, un passeur qui crée des continuités là où dominent trop souvent les discontinuités. Sa trajectoire rappelle que le cinéma ne se limite pas à l’écran. Il est aussi affaire de réseaux, de lieux, de persévérance et de choix éthiques.
À l’heure où les circulations entre le monde arabe et l’Europe sont fréquemment réduites à des narrations simplifiées, son parcours propose une autre voie. Une voie patiente, professionnelle, profondément ancrée dans la réalité des œuvres. Sans slogans, sans posture. Simplement par le cinéma, et par la conviction que celui-ci demeure l’un des espaces les plus féconds pour penser, autrement, le monde commun.
Bureau de Paris – PO4OR.