Georges Schehadé ou l’appartenance sans exil

Georges Schehadé ou l’appartenance sans exil
Georges Schehadé, poète et dramaturge de langue française, dont l’œuvre s’est imposée en France sans jamais revendiquer l’exil, habitant la langue comme une évidence et non comme une conquête.

L’histoire littéraire française du XXᵉ siècle est jalonnée de figures venues d’ailleurs, dont la langue française fut moins un refuge qu’un espace d’accomplissement. Parmi elles, Georges Schehadé occupe une place singulière, presque paradoxale. Né en Égypte en 1907, dans une famille libanaise, arrivé en France à la fin des années 1920, il ne s’est jamais imposé comme un écrivain de l’exil, encore moins comme un auteur revendiquant une altérité culturelle. Son œuvre s’est inscrite dans la littérature française avec une évidence rare, comme si l’appartenance avait précédé le déplacement.

Contrairement à nombre d’écrivains issus du monde arabe ayant choisi le français comme langue d’écriture à partir du milieu du XXᵉ siècle, Schehadé n’a jamais été lu comme un “écrivain francophone”. Il a été reconnu, accueilli, puis consacré comme un poète et dramaturge français à part entière. Cette reconnaissance, loin d’être tardive ou condescendante, fut immédiate, profonde et durable. Elle dit quelque chose de la relation singulière qu’il entretint avec la France, mais aussi de la capacité de cette dernière, à un moment précis de son histoire culturelle, à accueillir sans réserve une œuvre venue d’ailleurs.

Une trajectoire à contre-récit

Georges Schehadé arrive à Paris en 1929. Il y découvre un milieu littéraire encore traversé par les avant-gardes, par l’héritage du surréalisme et par une intense réflexion sur le langage poétique. Très vite, il se lie avec des figures majeures : André Breton, Jean Cocteau, René Char, Albert Camus. Ces rencontres ne relèvent pas de l’anecdote mondaine ; elles témoignent d’une reconnaissance esthétique immédiate.

Breton admire chez Schehadé une poésie dégagée de tout exotisme. Cocteau salue la pureté de son imaginaire. Camus voit en lui un dramaturge d’une rare densité poétique. Ce cercle n’“accueille” pas Schehadé comme un écrivain étranger prometteur : il le reconnaît comme un pair.

Cette réception tranche radicalement avec celle, souvent ambivalente, réservée à d’autres auteurs venus du monde arabe, dont l’œuvre fut fréquemment lue à travers le prisme de l’origine, de l’exil ou de la traduction culturelle. Chez Schehadé, l’origine ne devient jamais un cadre interprétatif. Elle reste présente, diffuse, silencieuse, mais jamais explicative.

Une langue habitée, non conquise

Ce qui frappe dans l’œuvre de Georges Schehadé, c’est son rapport à la langue française. Elle n’est ni apprise ni conquise ; elle est habitée. Son écriture poétique, dès ses premiers recueils, se distingue par une extrême limpidité, une musicalité douce, un rapport presque enfantin à l’image. Rien de démonstratif, rien de revendicatif. La poésie de Schehadé avance à pas feutrés, portée par une logique onirique qui échappe aux catégories identitaires.

Dans ses pièces de théâtre — Monsieur Bob’le, La Soirée des proverbes, Histoire de Vasco — le monde est à la fois familier et décalé, traversé par une étrangeté légère, jamais dramatique. Le langage y est simple en apparence, mais chargé d’une densité symbolique qui renvoie moins à un ailleurs géographique qu’à un espace mental.

Cette écriture a souvent été qualifiée d’“orientale” par certains critiques, mais le terme est trompeur. Il ne s’agit pas d’un Orient référentiel, mais d’une forme de douceur, de lenteur, de suspension du sens, qui rompt avec la rationalité discursive occidentale sans jamais s’y opposer frontalement. L’Orient de Schehadé n’est pas un thème ; c’est une respiration.

Le théâtre comme lieu d’intégration

Le succès théâtral de Georges Schehadé en France est un élément clé de sa reconnaissance. Jouées dans les grandes salles parisiennes, mises en scène par des figures majeures, ses pièces trouvent un public fidèle et une critique attentive. Le théâtre, art collectif et institutionnel, agit ici comme un puissant vecteur d’intégration culturelle.

Schehadé n’est pas cantonné à des scènes marginales ou expérimentales. Il entre pleinement dans le répertoire contemporain, sans être réduit à une singularité étrangère. Cette intégration institutionnelle est essentielle : elle consacre un écrivain non par tolérance, mais par nécessité artistique.

Les prix littéraires qu’il reçoit — notamment le Prix Mallarmé et le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres — viennent confirmer cette place centrale. Ils ne récompensent pas un parcours “exemplaire”, mais une œuvre jugée indispensable au corpus français.

Une absence de posture identitaire

À l’heure où les débats contemporains tendent à relire les trajectoires littéraires à travers le prisme de l’identité, Georges Schehadé résiste à toute récupération. Il n’a jamais revendiqué une position d’entre-deux, ni théorisé son rapport à l’exil. Cette absence de discours sur soi est l’un des traits les plus frappants de son parcours.

Elle explique sans doute pourquoi son œuvre demeure aujourd’hui relativement discrète dans l’espace médiatique, malgré son importance. Elle ne se prête ni aux slogans ni aux narrations simplifiées. Elle exige un lecteur attentif, dégagé des attentes identitaires.

Pourtant, cette discrétion est précisément ce qui fait de Schehadé une figure essentielle à redécouvrir. À une époque marquée par la surexposition des identités, son œuvre rappelle qu’il est possible d’appartenir sans se déclarer, d’habiter une langue sans la justifier.

Georges Schehadé et la mémoire culturelle française

Redonner aujourd’hui une place centrale à Georges Schehadé, ce n’est pas réparer un oubli, mais réactiver une mémoire. Celle d’un moment où la culture française savait reconnaître une œuvre pour ce qu’elle était, indépendamment de son origine géographique.

Schehadé incarne une relation apaisée entre la France et ses écrivains venus d’ailleurs. Une relation fondée sur l’exigence esthétique, la reconnaissance mutuelle et le temps long. À ce titre, il constitue un contre-modèle précieux dans le débat contemporain sur la diversité culturelle.

Georges Schehadé n’est ni un écrivain de l’exil ni un symbole identitaire. Il est un poète et dramaturge majeur de langue française, issu d’un ailleurs qui ne fut jamais un obstacle, mais une profondeur silencieuse. Son parcours témoigne d’une possibilité aujourd’hui fragile : celle d’une appartenance culturelle fondée sur l’œuvre, non sur le discours.

À l’heure où les lignes se tendent entre héritage et identité, relire Schehadé, c’est rappeler que la littérature peut encore être un lieu d’évidence, de partage et de reconnaissance sans conditions.

Bureau de Beyrouth

Read more