Ghassan Kanafani, une œuvre sans lieu fixe face au regard français

Ghassan Kanafani, une œuvre sans lieu fixe face au regard français
Ghassan Kanafani, une œuvre palestinienne traduite et relue à Paris comme une pensée littéraire universelle.

Il existe des écrivains dont la relation à une ville ne passe ni par l’adresse ni par le séjour, mais par la langue, la traduction et la lecture critique. Ghassan Kanafani appartient à cette catégorie rare. Paris ne l’a pas accueilli physiquement, mais elle a accueilli son œuvre, l’a traduite, enseignée, mise en scène, et inscrite durablement dans son espace intellectuel. La relation entre Kanafani et Paris se joue ainsi dans un autre registre : celui de la circulation des textes et de la reconnaissance différée.

Né en 1936 à Acre, assassiné à Beyrouth en 1972, Ghassan Kanafani n’a jamais eu le temps de voir son œuvre s’inscrire pleinement dans le champ mondial. Pourtant, dès la fin des années 1970, la langue française commence à devenir l’un des principaux vecteurs de diffusion de son écriture. Cette médiation n’est ni folklorique ni militante au sens étroit : elle est critique, universitaire, et profondément littéraire.

La traduction comme acte fondateur

La réception française de Kanafani se structure autour d’un geste éditorial décisif. En 1990, les éditions Sindbad publient Des hommes dans le soleil : suivi de L’Horloge et le désert, et Oum-Saad la matrice, dans une traduction et une présentation signées Michel Seurat. Ce volume marque un tournant. Des hommes dans le soleil cesse d’être un texte strictement inscrit dans l’histoire palestinienne pour devenir une œuvre lue comme une méditation universelle sur l’exil, la dépossession et la violence structurelle.

Grâce à cette traduction, le roman s’impose progressivement comme l’un des textes arabes les plus connus dans la culture française contemporaine. Il est enseigné à l’université, commenté dans les revues spécialisées, et régulièrement cité comme point d’entrée vers la littérature palestinienne pour le lectorat francophone.

Cette dynamique se confirme en 1997 avec la parution de Retour à Haïfa : et autres nouvelles, également chez Sindbad, dans une traduction d’Abdellatif Laâbi et de Jocelyne Laâbi. L’ouvrage réunit la célèbre novella et onze nouvelles, offrant au public français une vision plus large de l’écriture de Kanafani : une prose concise, tendue, où la mémoire individuelle se heurte à l’Histoire.

À ces publications s’ajoutent Contes de Palestine, édité par Stock dès 1979 avec une préface d’Ibrahim Souss, ainsi que plusieurs nouvelles incluses dans l’anthologie Nouvelles du Monde Arabe (Le Livre de Poche, 1993), aux côtés de figures majeures comme Naguib Mahfouz et Youssef Idriss. Le fait que Kanafani figure dans ces corpus collectifs souligne sa reconnaissance comme écrivain à part entière, au-delà de toute assignation militante.

L’université française face à Kanafani

La place de Ghassan Kanafani dans le champ intellectuel français ne se limite pas à l’édition. Elle s’affirme avec force dans l’université. Quatre thèses de doctorat rédigées en français lui sont consacrées entre 1975 et 2000, un fait rare pour un écrivain arabe disparu prématurément.

La première, soutenue en 1975 par Afif Qassam sous la direction de l’orientaliste André Miquel, s’intitule Ghassan Kanafani : l’homme, sa vie et son œuvre. Elle constitue la toute première étude universitaire francophone consacrée à Kanafani, et pose les bases d’une lecture rigoureuse de son parcours littéraire et politique.

En 1986, Mohamed Sidi soutient à la Sorbonne Nouvelle une thèse consacrée à l’analyse formelle et sémantique de Ce qui vous reste. En 1997, Hassan Kirkour El-Meyad explore la construction de l’espace dans le roman palestinien à travers une comparaison entre Kanafani et Émile Habibi. Enfin, en 2000, Mourida Akichi consacre une thèse comparative à Kanafani et Mohammed Dib, analysant l’enquête, la théâtralité et la mise en scène du récit.

Cette dernière étude, publiée en 2005 chez L’Harmattan sous le titre Le théâtre du voyage, met en lumière un aspect souvent négligé de l’œuvre de Kanafani : sa dimension dramaturgique, sa capacité à transformer le récit en dispositif scénique où le corps, la voix et le déplacement deviennent des éléments structurants.

La scène, la lecture, la réactivation

La dimension théâtrale de l’écriture de Kanafani trouve un prolongement concret avec la publication bilingue de la pièce La Porte (La porte) en 2019 aux éditions Spartacus, dans une traduction collective incluant Huda Ayoub. Cette parution tardive témoigne d’un regain d’intérêt pour l’œuvre dramatique de l’écrivain, longtemps restée en marge de sa réception.

En 2018, Paris accueille également une soirée littéraire intitulée Ghassan Kanafani, la littérature palestinienne, organisée à La Colonie. Le critique Sobhi Boustani y dialogue avec la comédienne française Carlotta Antonucci, qui lit des extraits de l’œuvre de Kanafani dans une mise en voix théâtrale. Cet événement confirme que Kanafani n’est pas seulement un auteur du passé, mais une présence active dans le paysage culturel parisien.

Une lecture contemporaine, au-delà du politique

L’un des aspects les plus significatifs de la réception récente de Kanafani en France réside dans sa relecture à l’aune des débats contemporains. Des hommes dans le soleil est ainsi convoqué dans L’Anthropocène contre l’histoire du chercheur suédois Andreas Malm, récemment traduit en français. Malm y inscrit le roman de Kanafani parmi les œuvres majeures qui ont anticipé les questions écologiques, énergétiques et systémiques du monde moderne.

Cette lecture déplace radicalement le texte. Le désert, le camion, la chaleur, le silence ne sont plus seulement les métaphores d’un destin palestinien, mais les signes avant-coureurs d’un monde gouverné par la violence des infrastructures et l’exploitation sans limites.

Paris comme espace de reconnaissance différée

Ainsi, Paris n’a pas été pour Ghassan Kanafani un lieu de passage, mais un espace de reconnaissance différée. Son œuvre y circule comme une pensée critique, enseignée, traduite, mise en scène et continuellement relue. Elle y trouve une place stable dans la bibliothèque intellectuelle française, aux côtés des grandes écritures du XXᵉ siècle.

Kanafani n’est pas devenu un écrivain « parisien ». Il est devenu, à Paris, un écrivain lisible, transmissible, et durable. C’est peut-être là la forme la plus exigeante de présence.

Bureau de Paris – PO4OR

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