Hoda Barakat L’écriture comme lieu du sacré

Hoda Barakat L’écriture comme lieu du sacré
Hoda Barakat, romancière libanaise vivant à Paris, écrit en arabe une œuvre majeure de la littérature contemporaine, traversée par l’exil, la mémoire et une attention radicale aux voix fragiles de l’humain.

L’œuvre de Hoda Barakat ne cherche jamais à convaincre, encore moins à séduire. Elle s’impose par une gravité tranquille, par une écriture qui avance à contre-courant de toute spectacularisation du récit. Chez elle, le roman n’est ni un espace de démonstration idéologique ni un terrain de confession. Il est un lieu de dépôt, presque de recueillement, où s’accumulent les voix brisées, les mémoires fragmentées et les existences laissées à la marge de l’histoire officielle.

Née en 1952 au Liban, Hoda Barakat a grandi dans un espace traversé par la violence politique, sociale et symbolique. Mais très tôt, elle refuse d’en faire une matière explicative ou un décor narratif. La guerre, l’exil, la perte ne sont jamais chez elle des thèmes, encore moins des arguments. Ils sont des conditions d’existence, des états du monde à partir desquels l’écriture devient possible, et même nécessaire.

Une langue arabe hors assignation

Installée depuis de longues années à Paris, Hoda Barakat continue d’écrire exclusivement en arabe. Ce choix n’est ni nostalgique ni militant. Il relève d’une fidélité profonde à une langue vécue comme espace intérieur, comme lieu de tension et de résistance. Son arabe n’est ni ornemental ni archaïsant. Il est dense, parfois rugueux, travaillé dans ses silences autant que dans ses phrases. Une langue qui ne cherche pas l’élégance, mais la justesse.

Cette position est rare. Elle inscrit Hoda Barakat dans un entre-deux exigeant : pleinement intégrée au paysage littéraire international par les traductions nombreuses de ses romans, tout en demeurant radicalement ancrée dans une écriture arabe qui refuse la simplification ou l’adaptation au regard occidental. Traduite en anglais, français, italien, espagnol, allemand, grec, turc et hébreu, son œuvre circule, mais ne se dilue jamais.

Le roman comme espace de fracture

Dès La Pierre du rire, Hoda Barakat affirme une singularité qui marquera durablement la littérature arabe contemporaine. Le roman ne provoque pas seulement par son sujet un personnage masculin homosexuel au cœur du récit mais par la manière dont cette identité est traitée. Sans revendication, sans discours explicatif, sans posture morale. La marginalité n’est pas exhibée. Elle est vécue, traversée, portée par une voix qui refuse toute assignation.

Ce roman, couronné par le prix de la critique, ouvre une brèche. Non parce qu’il « aborde un tabou », mais parce qu’il déplace le regard. Le centre de gravité du récit n’est plus l’événement, mais la conscience. La fracture devient intérieure. Et c’est là que s’installe durablement l’écriture de Hoda Barakat.

Personnages sans refuge

Dans ses romans, les personnages sont presque toujours en situation de perte. Perte de territoire, de corps, de filiation, parfois même de langage. Ils parlent depuis un lieu instable, souvent solitaire, où la mémoire n’offre aucun apaisement. La guerre libanaise, lorsqu’elle apparaît, n’est jamais décrite frontalement. Elle agit comme une force souterraine, une déformation du temps et des relations humaines.

Hoda Barakat ne raconte pas des destins héroïques. Elle écrit depuis les ruines ordinaires. Ses narrateurs sont des êtres fissurés, parfois monstrueux, souvent fatigués, toujours lucides. Ils n’attendent aucune rédemption. Et c’est précisément dans ce refus du salut que son œuvre touche à une forme de sacré laïque.

Le Courrier de la nuit ou l’écriture de l’effacement

Avec Le Courrier de la nuit, Hoda Barakat atteint une forme de dépouillement radical. Le roman se compose de lettres qui n’arrivent jamais à destination. Des voix qui parlent sans certitude d’être entendues. Des existences suspendues dans l’attente ou l’effacement. Ici, l’exil n’est plus seulement géographique. Il devient ontologique.

Ce livre, récompensé par le Prix international de la fiction arabe, consacre une écriture arrivée à pleine maturité. Le récit est fragmenté, mais jamais éclaté. Chaque voix est autonome, mais résonne avec les autres. Il n’y a ni intrigue centrale ni résolution. Seulement une circulation de la douleur, de la honte, du désir, de la fatigue d’exister.

Ce choix formel n’est pas expérimental. Il est éthique. Il traduit une conviction profonde : certaines vies ne peuvent être racontées que depuis leur discontinuité.

Paris comme lieu de retrait, non d’exil

Contrairement à de nombreux récits diasporiques, Paris n’est jamais chez Hoda Barakat une scène narrative. La ville est absente de ses romans, ou présente de manière allusive. Elle fonctionne comme un lieu de retrait, presque de silence, qui permet à l’écriture de se déployer à distance du tumulte. Paris n’est pas un horizon. C’est un espace de travail, de concentration, de solitude choisie.

Cette position explique en partie la singularité de son œuvre dans le paysage littéraire francophone. Hoda Barakat n’écrit pas « depuis Paris » pour dire l’Orient. Elle écrit depuis une langue qui a traversé les frontières, mais qui ne s’est jamais déplacée symboliquement.

Une œuvre sans compromis

Ce qui frappe, à la lecture de l’ensemble de son œuvre, c’est l’absence totale de compromis. Aucun roman ne cherche à être plus accessible que l’autre. Aucun ne cède à l’air du temps. Hoda Barakat n’écrit pas pour répondre à une attente, mais pour rester fidèle à une exigence intérieure.

Cette constance lui a valu une reconnaissance critique solide, mais discrète. Elle n’occupe pas l’espace médiatique. Elle ne multiplie pas les prises de parole publiques. Son autorité est celle du texte. Une autorité silencieuse, mais durable.

Une figure majeure de la littérature contemporaine

Aujourd’hui, Hoda Barakat s’impose comme l’une des grandes voix de la littérature arabe contemporaine, non par accumulation de distinctions, mais par la cohérence rare de son projet. Elle a construit une œuvre où chaque livre prolonge le précédent sans jamais le répéter. Une œuvre qui explore inlassablement la vulnérabilité humaine, sans pathos, sans consolation.

Chez elle, le sacré n’a rien de religieux. Il réside dans le respect absolu de la parole, dans la conviction que certaines expériences humaines ne peuvent être ni expliquées ni réparées. Elles peuvent seulement être écrites.

Et c’est peut-être là, précisément, que se situe la force profonde de Hoda Barakat. Dans cette capacité à faire de la littérature non pas un refuge, mais un lieu de vérité.

Rédaction : Bureau de Paris

Read more