Inaam Kachachi entre Bagdad et Paris, la mémoire d’un exil fertile
Ses premières années dans la presse bagdadienne lui offrent un ancrage solide. Elle y apprend la rigueur, mais aussi la fragilité du mot sous la censure.
I. Bagdad, matrice d’une écriture blessée
Née à Bagdad en 1952, Inaam Kachachi grandit dans une ville où les mots sont encore une forme de résistance.
Avant de devenir romancière, elle est journaliste, une jeune femme fascinée par la radio, les voix, et la possibilité de raconter la vie autrement que par le discours politique.
L’Irak des années 1970 est alors un pays vibrant, plein d’espoir, mais déjà sous tension.
Pour Kachachi, écrire n’est pas un luxe, c’est une nécessité : traduire la douleur du réel dans une langue qui lui appartient.
Ses premières années dans la presse bagdadienne lui offrent un ancrage solide.
Elle y apprend la rigueur, mais aussi la fragilité du mot sous la censure.
Quand la guerre, la dictature et l’exil forment le triangle tragique de sa génération, elle choisit l’écriture comme refuge un refuge qu’elle emportera avec elle jusqu’à Paris.
II. Paris, l’autre rive de la mémoire
En 1979, Inaam Kachachi quitte Bagdad pour la France.
Elle vient à Paris pour poursuivre un doctorat à la Sorbonne, mais très vite, la ville devient bien plus qu’un lieu d’étude.
Elle est un abri, une respiration.
À travers la distance, Kachachi redécouvre son pays.
Elle dit souvent : « C’est depuis Paris que j’ai compris Bagdad. »
Paris lui offre ce que l’Irak lui refusait : la liberté de parler, de penser, d’inventer des personnages féminins sans peur.
Dans les cafés du Quartier latin, dans le silence des bibliothèques, elle reconstruit l’Irak intérieur, celui de la mémoire, de la famille, de la langue.
Pourtant, l’exil n’efface rien.
Il transforme.
Et dans cette transformation, naît une littérature nouvelle : une écriture arabe nourrie par la modernité française, où le roman devient le miroir d’un monde dispersé.
III. Une écriture du déracinement
Les romans d’Inaam Kachachi ne parlent pas seulement de guerre ; ils parlent du déplacement.
La petite fille américaine (The American Granddaughter, 2008) raconte le retour d’une jeune Irakienne naturalisée américaine qui rejoint Bagdad après l’invasion de 2003.
À travers elle, Kachachi pose une question douloureuse : peut-on revenir chez soi quand le pays n’existe plus ?
Dans Tashari (2013), elle invente un mot pour désigner la diaspora irakienne :
Tashari, en arabe, c’est le plomb d’oiseau qui se disperse dans plusieurs directions.
Une image d’une puissance rare, devenue symbole de tout un peuple éclaté.
Son style est direct, poétique sans être lyrique.
Il mêle la mémoire collective à la mémoire intime.
Chaque roman est un pont entre deux rives : celle du Tigre et celle de la Seine.
IV. Le rôle de Paris : liberté, regard et renaissance
À Paris, Inaam Kachachi trouve un langage plus universel.
La capitale française devient pour elle une scène intellectuelle où la culture arabe trouve écho et respect.
Elle y rencontre d’autres écrivains arabes et maghrébins, participe à des colloques, écrit pour Asharq Al-Awsat et d’autres revues francophones.
Dans cette ville-monde, elle apprend à respirer autrement :
à écrire sans nostalgie, à observer son pays à travers le prisme du temps.
Paris n’est pas une rupture avec Bagdad, c’est sa prolongation dans un autre alphabet.
Sous les toits haussmanniens, elle transforme la douleur de l’exil en lumière de la création.
Ses lecteurs français découvrent en elle une voix rare :
celle d’une femme arabe qui parle de son pays sans exotisme, mais avec lucidité.
Elle refuse d’être « la romancière de la guerre » ; elle veut être celle de la mémoire partagée.
V. Une voix féminine, mais universelle
Inaam Kachachi fait partie de ces écrivaines arabes qui ont rendu la littérature du Proche-Orient audible dans le monde.
Elle écrit en arabe, mais pense souvent en français.
Son esprit, dit-elle, est bilingue.
Cette double appartenance nourrit une œuvre à la fois enracinée et ouverte.
Dans ses personnages féminins — infirmières, mères, filles de l’exil —, elle interroge la transmission :
Que reste-t-il d’une femme lorsqu’elle quitte sa terre ?
Que transmet-elle à ses enfants nés ailleurs ?
Ses héroïnes portent le poids de deux patries : celle du sang et celle de la langue.
Et c’est peut-être là, dans cette tension, que réside toute la beauté de son œuvre.
VI. Héritage et reconnaissance
Les distinctions ne manquent pas : finaliste à plusieurs reprises du Prix international de la fiction arabe, lauréate du Prix de littérature arabe 2016 décerné par l’Institut du monde arabe à Paris.
Mais au-delà des récompenses, Inaam Kachachi est aujourd’hui considérée comme une conscience.
Ses livres sont traduits en anglais, en français, en allemand.
Elle incarne une génération d’auteures qui ont choisi l’exil non comme fuite, mais comme continuité du dialogue entre Orient et Occident.
VII. Conclusion : Bagdad – Paris, la géographie du cœur
De Bagdad à Paris, Inaam Kachachi a tracé un itinéraire unique :
celui d’une femme qui refuse le silence, d’une écrivaine qui fait du mot une patrie.
Son œuvre est une arche jetée entre deux mondes : l’un brûlé par la guerre, l’autre éclairé par la culture.
Dans l’univers de PO4OR – Portail de l’Orient, son parcours incarne l’essence même du projet éditorial :
rapprocher les mémoires, unir les sensibilités, faire dialoguer les langues.
Inaam Kachachi nous rappelle que l’exil peut être fécond,
que le départ n’est pas toujours une perte,
et que parfois, c’est à Paris qu’un écrivain trouve la plus belle façon de dire Bagdad.
Ali Al Hussien
PO4OR – Revue culturelle franco-arabe
Texte exclusif pour la section “Littérature et Mémoire”