Jihan El-Tahri, le documentaire comme pensée politique en mouvement
Chez Jihan El‑Tahri, le documentaire n’est jamais un simple acte de description. Il procède d’un travail de construction intellectuelle, où l’image devient un outil d’analyse et l’archive un champ de confrontation. Cinéaste égypto-française, écrivaine, artiste visuelle et productrice, elle a développé une œuvre cohérente et patiente, fondée sur la rigueur, la distance critique et le refus des récits simplificateurs. Une œuvre qui s’inscrit dans le temps long, à l’écart des effets de discours comme des postures de neutralité.
Chez Jihan El-Tahri, le documentaire n’est jamais un simple récit informatif. Il est une méthode. Une manière de penser le monde à partir de ses lignes de fracture historiques, politiques et symboliques. Très tôt, elle choisit de travailler sur les zones de tension du XXe et du XXIe siècle : les figures du pouvoir, les luttes de libération, les héritages coloniaux, les impensés du monde arabe et africain. Non pour les figer dans un discours idéologique, mais pour en exposer la complexité, les ambiguïtés et les contradictions internes.
Son film « Nasser » constitue l’un des jalons majeurs de ce parcours. Plutôt que de reconduire une lecture hagiographique ou strictement critique de la figure de Gamal Abdel Nasser, El-Tahri opère un déplacement salutaire : elle interroge la fabrication d’un mythe politique, la construction d’une mémoire collective et la persistance d’un imaginaire panarabe encore actif. Le film ne cherche ni à réhabiliter ni à condamner, mais à comprendre comment une figure historique continue d’agir bien au-delà de son époque.
Cette même exigence traverse « Behind the Rainbow » (Derrière l’arc-en-ciel), consacré à l’ANC sud-africain après l’apartheid. Là encore, le regard se détourne du récit victorieux pour explorer les tensions internes, les désillusions et les recompositions du pouvoir. El-Tahri y démontre que la libération politique ne met jamais fin aux conflits, mais les déplace, les reconfigure, les rend parfois plus silencieux.
Avec « Cuba, une odyssée africaine », elle élargit encore le champ de son enquête. Le film révèle un pan largement méconnu de l’histoire contemporaine : l’engagement militaire et politique de Cuba en Afrique, notamment en Angola. Ce travail d’archives, d’une précision remarquable, déconstruit les récits simplificateurs de la guerre froide et redonne une profondeur historique aux circulations Sud-Sud, souvent marginalisées dans les récits dominants.
Le film « Maison Saud » marque une étape particulièrement significative. Aborder l’histoire et la structure du pouvoir saoudien représente un défi rare, tant les sources sont verrouillées et les discours surveillés. El-Tahri relève ce défi sans spectaculaire ni provocation. Elle adopte une écriture sobre, presque clinique, laissant le temps long, les archives et les continuités dynastiques produire leur propre charge critique. Le pouvoir y apparaît non comme un événement, mais comme une architecture.
Ce qui frappe, dans l’ensemble de son œuvre, c’est cette constante : refuser le commentaire surplombant. La cinéaste ne dicte pas une lecture, elle construit un espace d’intelligibilité. Le spectateur n’est pas guidé par une voix autoritaire, mais invité à penser, à relier, à douter. Cette posture éthique est au cœur de son cinéma.
En 2017, cette reconnaissance s’est traduite institutionnellement par son invitation à rejoindre l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences, l’Académie qui décerne les Oscars. Un geste symbolique fort, non pour une carrière spectaculaire, mais pour une œuvre qui a su inscrire le documentaire politique dans un espace international exigeant. Parallèlement, Jihan El-Tahri joue un rôle actif comme consultante et mentor dans de nombreux ateliers et programmes de formation, contribuant à la transmission d’un savoir critique du cinéma.
Son travail déborde également le cadre du film. En tant qu’artiste visuelle, elle expose dans des galeries, des musées et des biennales d’art contemporain à travers le monde. Ses installations prolongent les questionnements de ses films : archives réinvesties, images déplacées, récits fragmentés. Le documentaire devient alors matière plastique, et l’histoire, une surface à interroger plutôt qu’un récit clos.
L’écriture occupe une place centrale dans ce dispositif intellectuel. Parmi ses ouvrages, « Les sept vies de Yasser Arafat » (Grasset) propose une lecture nuancée d’une figure politique emblématique, loin des caricatures habituelles. Dans « Israel and the Arabs: Fifty Years of Conflict » (Penguin), elle poursuit ce travail de contextualisation historique, attentive aux ruptures, aux continuités et aux responsabilités partagées. Là encore, l’objectif n’est pas de trancher, mais d’éclairer.
Enfin, son engagement institutionnel témoigne d’une conception collective du cinéma. Ancienne trésorière du Syndicat des cinéastes africains de la diaspora, consultante pour le programme Africa First de Focus Features, secrétaire générale régionale de la FEPACI (Fédération panafricaine des cinéastes), Jihan El-Tahri agit pour structurer, défendre et rendre visible un cinéma africain et diasporique autonome, affranchi des logiques de dépendance.
À travers ce parcours, se dessine une figure rare : celle d’une cinéaste pour qui la création n’est jamais dissociée de la responsabilité intellectuelle. Entre l’Égypte et la France, entre l’Afrique, le monde arabe et les scènes culturelles internationales, Jihan El-Tahri construit une œuvre patiente, cohérente, profondément politique au sens noble du terme. Une œuvre qui rappelle que le cinéma documentaire, lorsqu’il est pris au sérieux, peut devenir un lieu de pensée, de mémoire et de résistance.
Bureau de Paris – PO4OR.