Jihane Chouaib, ou le cinéma comme lieu de friction intérieure

Jihane Chouaib, ou le cinéma comme lieu de friction intérieure
Jihane Chouaib, une cinéaste qui interroge l’identité, la mémoire et l’exil à travers une écriture cinématographique d’une rare exigence.

Il existe des cinéastes pour qui le film n’est ni un objet narratif ni un espace de démonstration, mais un champ de tensions, un lieu où s’éprouvent des questions qui résistent à toute stabilisation. Jihane Chouaib appartient pleinement à cette lignée rare. Son cinéma ne cherche pas à expliquer le monde, encore moins à le simplifier ; il s’emploie au contraire à en maintenir la complexité, à en faire sentir les lignes de fracture, les silences, les contradictions intimes.

Née au Liban, marquée très tôt par l’expérience de la guerre et du déplacement, Jihane Chouaib n’a jamais transformé la biographie en programme. L’exil n’est pas chez elle un récit fondateur mis en avant, mais une condition de pensée. Son parcours – entre le Liban, la France, la philosophie, le théâtre et le cinéma – a façonné une posture singulière : une manière de regarder sans posséder, de filmer sans enfermer, de raconter sans conclure. Cette posture irrigue l’ensemble de son œuvre.

Dans ses films documentaires comme dans ses incursions vers la fiction, la caméra n’est jamais intrusive. Elle observe, elle écoute, elle attend. Chouaib accorde au temps une valeur presque éthique : le temps nécessaire pour que les mots émergent, pour que les gestes prennent sens, pour que la mémoire se dise à son propre rythme. Ce refus de la précipitation narrative constitue l’un des traits les plus constants de son écriture cinématographique.

La mémoire, chez elle, n’est jamais un matériau figé. Elle n’est ni commémoration ni nostalgie. Elle est mouvement, reconstruction fragile, parfois douloureuse. Ses films interrogent ce que signifie habiter un passé qui ne cesse de se transformer, et comment se tenir face à des lieux chargés d’histoire lorsqu’ils ne correspondent plus aux images intérieures que l’on en porte. La guerre n’est jamais représentée frontalement ; elle affleure, elle contamine les corps, les paysages, les silences.

Cette approche trouve une expression particulièrement forte dans Rohi, film charnière qui cristallise nombre de ses obsessions. Loin d’un simple récit de retour aux origines, Rohi met en scène une confrontation intérieure. Le lieu de l’enfance, partiellement détruit, devenu décharge, ne fonctionne pas comme une métaphore appuyée, mais comme un espace mental. C’est un territoire où se croisent le souvenir, la perte et l’impossibilité de retrouver une continuité. Le film ne propose aucune résolution ; il accompagne un processus.

Dans Rohi, la frontière entre documentaire et fiction s’efface sans jamais disparaître complètement. Les corps semblent porter leur propre histoire, les dialogues se déploient avec une retenue extrême, et la mise en scène privilégie les durées longues, les cadres fixes, les respirations. Le spectateur n’est pas guidé ; il est invité à partager une expérience sensible, à accepter l’inconfort de ce qui ne se referme pas. Cette exigence est au cœur du cinéma de Chouaib : faire confiance à l’intelligence émotionnelle du regard.

Son travail s’inscrit ainsi à contre-courant d’une certaine tendance contemporaine à la sur-explication. Là où beaucoup de films cherchent à produire un message immédiatement lisible, elle préfère maintenir l’ambiguïté, laisser les questions ouvertes. Cette démarche n’est pas un effet de style ; elle relève d’une réflexion profonde sur la représentation, sur ce que le cinéma peut – ou ne peut pas – dire de l’expérience humaine.

Le rapport à l’identité constitue un autre axe majeur de son œuvre. Chez Jihane Chouaib, l’identité n’est jamais stable ni univoque. Elle est traversée par la langue, par le déplacement, par le regard de l’autre. Être d’ici et d’ailleurs, parler plusieurs langues sans s’y loger entièrement, habiter des espaces symboliques contradictoires : ces tensions nourrissent ses films sans jamais se transformer en discours théorique. Elles sont vécues, incarnées, éprouvées.

Cette approche explique sans doute pourquoi son cinéma échappe aux catégorisations rapides. Il ne s’inscrit pas dans une “cinéma de l’exil” au sens attendu du terme, ni dans une narration militante. De même, son statut de femme cinéaste n’est jamais mis en avant comme argument. Les questions de genre, de corps et de voix sont présentes, mais elles émergent de l’intérieur des situations, sans revendication explicite. C’est une écriture de la nuance, de la retenue, de la précision.

Sur le plan esthétique, Chouaib développe une mise en scène sobre, presque ascétique. Le cadre est toujours pensé comme un espace de pensée, non comme un simple décor. Le son, souvent discret, joue un rôle structurant : il prolonge les images, ouvre des strates invisibles, accompagne les états intérieurs. Rien n’est jamais gratuit. Chaque choix formel participe d’une économie du sens rigoureuse.

Son parcours international s’est construit sans tapage. Présentés et discutés dans différents contextes culturels, ses films ont suscité un intérêt critique fondé sur leur cohérence et leur singularité. On souligne régulièrement sa capacité à aborder des sujets sensibles sans pathos, à éviter les pièges de l’exotisme ou de l’auto-assignation. Cette reconnaissance discrète correspond parfaitement à son positionnement artistique : un cinéma qui avance à bas bruit, mais dont les résonances sont durables.

Au fond, ce qui distingue Jihane Chouaib est peut-être sa fidélité à une idée exigeante du cinéma : un art qui ne rassure pas, qui ne clôt pas, qui accepte l’inachèvement comme condition de vérité. Dans un paysage audiovisuel saturé de récits formatés, son œuvre rappelle que le film peut encore être un espace de pensée, un lieu de résistance douce face à la simplification.

Son cinéma ne promet rien, sinon une chose essentielle : la possibilité de regarder autrement. De prendre le temps. D’accepter que certaines questions n’aient pas de réponse définitive. C’est dans cette zone d’incertitude, fragile mais féconde, que s’inscrit le travail de Jihane Chouaib — un travail qui, loin des effets immédiats, construit patiemment une œuvre de profondeur, de rigueur et de justesse.

Rédaction PO4OR – Portail de l’Orient

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