Lebanon Factory Une expérience de coopération cinématographique comme espace de pensée

Lebanon Factory Une expérience de coopération cinématographique comme espace de pensée
Lebanon Factory — Quinzaine des Réalisateurs, Festival de Cannes 2017. Une expérience de fabrication cinématographique collective réunissant huit cinéastes de six nationalités autour de quatre films courts réalisés au Liban, conçue comme un laboratoire de coopération artistique et de recherche formelle.

Le projet Lebanon Factory, présenté en 2017 dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes, ne s’inscrit pas dans la logique classique des programmes de coproduction ou des initiatives culturelles à vocation représentative. Dès son origine, il s’est pensé comme une expérience de travail à part entière, fondée non sur la démonstration, mais sur l’immersion, non sur le discours, mais sur la pratique. Plus qu’un ensemble de films courts, Lebanon Factory constitue un dispositif de fabrication cinématographique collective, conçu pour interroger les conditions mêmes de la création partagée.

Le principe était volontairement simple. Des cinéastes libanais et des cinéastes étrangers étaient réunis en binômes afin d’écrire, de tourner et de finaliser, au Liban, une série de films courts. Cette simplicité apparente cachait toutefois un enjeu central. Il ne s’agissait pas de produire des regards extérieurs sur un territoire donné, ni de juxtaposer des sensibilités différentes, mais de créer un cadre où le travail commun deviendrait une expérience structurante, susceptible de déplacer les habitudes esthétiques et les réflexes narratifs de chacun.

Contrairement à de nombreux projets transnationaux fondés sur des objectifs de visibilité ou de diplomatie culturelle, Lebanon Factory reposait sur une logique inverse. Le projet n’imposait ni thème explicite ni grille de lecture préalable. Il proposait un temps, un lieu et une contrainte de fabrication. Le reste devait émerger du processus lui-même. Ce choix méthodologique est l’un des aspects les plus significatifs de l’expérience. Il plaçait les cinéastes dans une position de disponibilité plutôt que de maîtrise, les obligeant à composer avec un environnement réel, des équipes locales et une temporalité resserrée.

Le Liban, dans ce cadre, n’apparaissait pas comme un sujet à traiter ou à expliquer, mais comme un espace de travail actif. La ville, les quartiers, les marges urbaines, les rythmes nocturnes et les zones de transition s’imposaient aux films non par leur charge symbolique, mais par leur présence concrète. Les cinéastes étaient confrontés à une réalité qui ne se laissait ni condenser en métaphore ni réduire à une image emblématique. Cette résistance du lieu a constitué l’un des moteurs principaux du projet.

L’un des choix les plus déterminants de Lebanon Factory réside dans la constitution de binômes de réalisation. Cette configuration a profondément modifié les dynamiques de création. L’écriture, la mise en scène et le montage ne relevaient plus d’un regard unifié, mais d’un dialogue constant, parfois fluide, parfois conflictuel. Le film devenait alors le résultat d’un ajustement permanent entre deux sensibilités, deux manières d’habiter l’image et de penser le récit.

Ce travail à deux voix ne visait pas l’hybridation artificielle des styles. Il obligeait au contraire chaque participant à formuler ses intuitions, à expliciter ses choix et à accepter la mise en question de ses automatismes. Le processus créatif se déplaçait ainsi du champ de l’affirmation individuelle vers celui de la négociation esthétique. Cette dimension, rarement explorée avec autant de rigueur dans des contextes de production courts, confère au projet une valeur expérimentale réelle.

Sur le plan formel, les films issus de Lebanon Factory se caractérisent par une attention particulière portée aux gestes ordinaires, aux figures périphériques et aux temporalités discrètes. Loin de rechercher l’événement ou la spectacularisation du réel, ils s’inscrivent dans une économie du regard qui privilégie l’observation à la démonstration. La caméra ne surplombe pas la ville, elle s’y inscrit. Elle en épouse les lenteurs, les silences et les zones d’indétermination.

Cette approche a permis d’éviter l’écueil fréquent des représentations surdéterminées. Le Liban n’est ni esthétisé comme décor ni réduit à un champ de tensions politiques explicites. Il apparaît plutôt comme un espace traversé par des usages, des routines et des figures souvent invisibilisées. La nuit, les travailleurs de l’ombre, les lieux de passage deviennent des éléments structurants du récit, non par leur valeur symbolique, mais par leur présence répétée dans le tissu urbain.

La question de la langue et de la traduction a également occupé une place centrale dans le processus. Le travail collectif a mis en évidence les limites du langage verbal lorsqu’il s’agit de partager des perceptions et des intuitions esthétiques. Très vite, l’image, le son et le montage se sont imposés comme des outils de médiation plus efficaces que le discours explicatif. Cette situation a renforcé le caractère profondément cinématographique de l’expérience. La compréhension mutuelle passait moins par la formulation que par l’ajustement progressif des formes.

Le rôle des institutions partenaires, et en particulier celui de la Fondation Liban Cinéma, mérite d’être souligné pour sa justesse. L’encadrement du projet a su maintenir un équilibre rare entre accompagnement et retrait. Les conditions de production étaient assurées sans qu’aucune orientation thématique ou stylistique ne soit imposée. Cette absence de tutelle idéologique a permis aux films de se développer selon leur logique propre, renforçant leur autonomie artistique.

Lebanon Factory ne doit pas être perçu comme un simple programme de films courts. Sa portée dépasse largement le cadre de la projection festivalière. L’expérience a constitué pour les participants un moment de remise en question des pratiques établies, un espace où la fabrication du film redevenait une question ouverte. Le format court, souvent cantonné à un rôle d’apprentissage ou de transition, a ici servi de terrain d’expérimentation à part entière.

Dans le contexte plus large des coopérations cinématographiques euro-méditerranéennes, Lebanon Factory occupe une place singulière. Il ne propose ni modèle exportable clé en main ni récit consensuel de la collaboration culturelle. Il met en lumière les tensions, les désaccords et les zones d’inconfort qui accompagnent toute tentative de création partagée. C’est précisément dans cette acceptation de la complexité que réside sa valeur.

Aujourd’hui, alors que les projets transnationaux se multiplient sous l’effet des logiques de financement et de visibilité internationale, l’expérience Lebanon Factory apparaît comme un contrepoint nécessaire. Elle rappelle que la coopération ne se décrète pas et qu’elle ne peut se réduire à une addition de compétences ou de nationalités. Elle suppose du temps, de l’écoute et une véritable mise en jeu des pratiques.

En ce sens, Lebanon Factory constitue une référence importante pour penser autrement les modalités de production collective. Le projet démontre que le cinéma peut encore être un espace de recherche, où la forme naît de la rencontre et où le film n’est pas l’illustration d’un propos préalable, mais le résultat d’un processus partagé.

Plus de sept ans après sa présentation à Cannes, Lebanon Factory conserve une pertinence intacte. Non parce qu’il aurait livré une image définitive du Liban, mais parce qu’il a proposé une méthode. Une méthode fondée sur la présence, la cohabitation et l’acceptation de l’incertitude comme moteur créatif. Dans un paysage audiovisuel souvent dominé par la rapidité et la standardisation, cette expérience rappelle la valeur d’un cinéma qui prend le risque de se construire dans la durée et dans le dialogue.

Lebanon Factory n’est pas un projet sur le Liban. C’est un projet fabriqué au Liban, avec ce que cela implique de contraintes, de frictions et de découvertes. C’est précisément cette distinction qui lui confère son statut d’expérience de référence et qui justifie pleinement sa place dans une réflexion contemporaine sur les formes renouvelées de la coopération cinématographique.

Rédaction : Bureau de Beyrouth

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