L’entrée de la littérature arabe moderne en France : traductions, éditeurs et regards critiques

L’entrée de la littérature arabe moderne en France : traductions, éditeurs et regards critiques
Naguib Mahfouz dans son bureau au Caire, figure fondatrice du roman arabe moderne dont l’œuvre a ouvert la voie à une réception durable de la littérature arabe en France.

Pendant longtemps, la littérature arabe est restée en France cantonnée à un double registre : celui des textes classiques, majoritairement religieux ou médiévaux, et celui d’un orientalisme savant, souvent détaché de la création contemporaine. L’idée même d’une littérature arabe moderne, inscrite dans les bouleversements du XXᵉ siècle, attentive aux mutations sociales, politiques et esthétiques du monde arabe, demeurait largement absente du champ éditorial et universitaire français. Son entrée progressive en France ne s’est pas faite par les institutions académiques, mais par l’initiative éditoriale et la médiation de quelques figures décisives.

Les éditions du Seuil et le rôle fondateur de Michel Chodkiewicz

L’un des premiers tournants majeurs se situe au début des années 1960, lorsque les Éditions du Seuil s’intéressent explicitement à la littérature arabe contemporaine. À leur tête, Michel Chodkiewicz, intellectuel singulier et grand spécialiste de l’œuvre du mystique andalou Ibn ‘Arabî, joue un rôle déterminant. Son approche du monde arabe ne relève pas de l’exotisme ni du folklore, mais d’une compréhension profonde des traditions intellectuelles et spirituelles arabes.

C’est sous son impulsion que paraissent, au Seuil, trois volumes d’anthologies de littérature arabe contemporaine, traduites et présentées en français. Ces publications constituent une véritable rupture. Pour la première fois, le lecteur francophone est confronté à des voix arabes modernes, à des écritures ancrées dans le présent, traitant de la ville, de l’individu, de la mémoire, de la violence politique ou de la désillusion postcoloniale.

À cette époque, la littérature arabe moderne est quasi absente des programmes universitaires français. Elle n’est ni étudiée ni perçue comme un champ littéraire autonome. L’initiative du Seuil agit ainsi comme un acte fondateur : l’édition précède la reconnaissance académique.

La traduction comme acte de choix, non comme simple transfert

L’histoire de la réception de la littérature arabe en France montre que la traduction n’obéit pas uniquement aux lois du marché ou à une logique de représentativité géographique. Elle est souvent le fruit de choix personnels, de rencontres esthétiques, parfois même d’un coup de cœur.

Le cas du traducteur Jean-François Fourcade est à cet égard exemplaire. Lorsqu’il décide de traduire Al-Zaynî Barakat de Gamal Ghitany, ce n’est ni en réponse à une commande institutionnelle ni à une demande commerciale, mais parce qu’il est profondément touché par le roman. Il le traduit « parce qu’il l’a aimé », et le texte paraît, là encore, chez Michel Chodkiewicz, aux Éditions du Seuil.

Ce geste est révélateur d’un moment clé : la reconnaissance de la littérature arabe moderne en France passe par la subjectivité éclairée du traducteur, par son rôle de passeur, de médiateur culturel et esthétique. Le traducteur n’est pas un simple technicien de la langue, mais un acteur central de la construction du canon littéraire traduit.

Naguib Mahfouz avant le Nobel : une reconnaissance précoce

Contrairement à une idée répandue, la réception de Naguib Mahfouz en France ne commence pas avec l’attribution du prix Nobel de littérature en 1988. Plusieurs de ses œuvres avaient déjà été traduites auparavant, et certaines avaient rencontré un succès notable.

En 1985, la publication en français de Bayn al-Qasrayn (Impasse des deux palais ou Palace Walk), premier tome de la célèbre trilogie cairote, marque un moment important. Tiré à quatre mille exemplaires, le roman s’épuise en quelques mois, contraignant l’éditeur à lancer de nouvelles impressions. Un chiffre remarquable pour un roman arabe traduit à cette époque.

Plus significatif encore : Bayn al-Qasrayn connaît, lors de sa parution française, un accueil plus large que celui réservé à Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez au moment de sa traduction en français. Ce fait, rarement rappelé, montre que la littérature arabe moderne n’a jamais été intrinsèquement marginale par manque de lecteurs, mais plutôt par manque de visibilité et de relais critiques.

Pourquoi la littérature arabe est restée marginale si longtemps

Si ces succès existent, ils demeurent cependant isolés. Plusieurs facteurs expliquent la lente reconnaissance de la littérature arabe moderne en France. D’abord, un retard universitaire : les études arabes sont longtemps restées centrées sur la philologie classique, l’islamologie ou l’histoire médiévale, laissant peu de place aux formes littéraires contemporaines.

Ensuite, une méfiance éditoriale persistante, fondée sur l’idée que ces textes seraient trop éloignés des préoccupations du lectorat français. Cette perception ignore pourtant les thématiques universelles présentes dans ces œuvres : la famille, le pouvoir, la ville, la mémoire, la violence, le désir.

Enfin, la question linguistique joue un rôle central. L’arabe, langue perçue comme difficile et lointaine, souffre d’un déficit symbolique face aux littératures latino-américaines ou européennes de l’Est, plus rapidement intégrées au champ littéraire français.

Une reconnaissance progressive mais encore fragile

À partir des années 1990 et 2000, la situation évolue lentement. De nouveaux éditeurs, de nouvelles collections et une génération renouvelée de traducteurs contribuent à élargir le corpus disponible. La reconnaissance internationale de certains auteurs arabes, les prix littéraires et l’intérêt croissant pour les sociétés du Moyen-Orient jouent également un rôle.

Cependant, cette reconnaissance reste fragile et inégale. La littérature arabe moderne est souvent lue à travers le prisme de l’actualité politique ou des crises régionales, au détriment de sa valeur strictement littéraire. Le risque est constant de réduire ces œuvres à des documents sociologiques, plutôt qu’à des constructions esthétiques autonomes.

Traduire pour inscrire dans le temps long

Ce que montre l’histoire des premières traductions, de Michel Chodkiewicz à Jean-François Fourcade, en passant par les premières publications de Mahfouz, c’est que l’inscription durable de la littérature arabe en France dépend moins de l’événement que de la continuité. Continuité des traductions, des lectures critiques, des rééditions, et surtout de la reconnaissance de ces textes comme partie intégrante de la littérature mondiale.

La traduction devient alors un acte de responsabilité culturelle : traduire, c’est choisir d’inscrire une œuvre dans un autre espace symbolique, de lui donner une seconde vie, et parfois même une nouvelle histoire.

L’entrée de la littérature arabe moderne en France ne relève ni du hasard ni d’un simple effet de mode. Elle est le résultat d’initiatives éditoriales audacieuses, de choix personnels assumés, et d’un long travail de médiation culturelle. Les Éditions du Seuil, sous l’impulsion de Michel Chodkiewicz, ont joué un rôle pionnier, tout comme certains traducteurs dont l’engagement a précédé toute reconnaissance institutionnelle.

Aujourd’hui encore, cette littérature continue de chercher sa juste place dans le paysage français. Non comme une littérature périphérique ou “autre”, mais comme une composante essentielle de la modernité littéraire mondiale.

Rédaction du bureau du Caire

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