Lina Chawaf, ou bâtir une liberté de la presse syrienne depuis Paris
Lina Chawaf appartient à cette génération de journalistes pour qui le passage à Paris n’a jamais été un exil symbolique, mais une recomposition stratégique du travail médiatique. Lorsqu’elle s’installe en France, ce n’est pas pour changer de métier ni de combat, mais pour déplacer le centre de gravité d’un projet devenu impossible à mener depuis la Syrie : créer un média indépendant, en langue arabe, capable de traiter le réel syrien sans soumission politique ni propagande.
C’est dans ce contexte qu’elle fonde Radio Rozana, une radio dédiée à l’actualité syrienne, pensée dès l’origine comme un média transnational. L’ouverture du studio parisien, le 26 juin 2013, marque un moment décisif. Paris n’est pas choisi comme vitrine occidentale, mais comme base opérationnelle : un espace où la liberté éditoriale, la sécurité des équipes et la continuité du travail journalistique peuvent être garanties. Rozana se construit alors comme une radio de terrain à distance, connectée aux réalités syriennes tout en étant protégée des pressions directes.
Le projet ne repose pas sur une logique de commentaire extérieur. Il s’agit de maintenir une parole syrienne autonome, produite par des journalistes syriens, pour un public syrien, depuis un espace où cette parole peut exister sans censure. Cette configuration fait de Rozana un média hybride, à la fois ancré dans l’urgence de l’actualité et inscrit dans une réflexion de long terme sur le rôle des médias indépendants en temps de conflit.
La reconnaissance internationale de ce travail ne tarde pas. Lina Chawaf est invitée par UNESCO à témoigner de son expérience à l’occasion de la Journée mondiale de la radio. Cette invitation ne consacre pas une réussite individuelle, mais souligne un modèle : celui d’un média en exil qui parvient à rester connecté à sa société d’origine sans perdre ses exigences professionnelles. La radio devient ainsi un cas d’étude sur la manière dont le journalisme peut se réinventer face à la destruction des espaces médiatiques nationaux.
Son engagement en faveur de la liberté de la presse est également salué par Reporters Without Borders, qui lui décerne une distinction pour son travail à la tête de Rozana. Là encore, la récompense ne vient pas consacrer un discours, mais une pratique concrète : la protection des journalistes, la défense de l’indépendance éditoriale, et la persistance d’un journalisme professionnel dans un contexte de violence extrême.
Depuis 2021, Lina Chawaf occupe en parallèle le poste de directrice du Centre for Media and Freedom of Expression (CMFE). Cette fonction marque une nouvelle étape dans son parcours. Elle ne se limite plus à la gestion d’un média spécifique, mais participe désormais à la structuration d’un espace européen de réflexion et d’action autour de la liberté des médias, de la sécurité des journalistes et de la gouvernance médiatique. Ce passage du projet singulier à la coordination européenne témoigne d’une montée en responsabilité, mais aussi d’une continuité logique.
Lina Chawaf incarne ainsi une figure particulière du paysage médiatique contemporain : celle d’une journaliste arabe qui n’a pas abandonné son terrain en quittant son pays, mais qui l’a reconfiguré depuis l’Europe. Paris n’est pas un aboutissement, mais un point d’appui. La France devient un espace où s’articulent engagement syrien, normes journalistiques internationales et réseaux européens.
Son parcours dessine un autre type de pont entre l’Orient et l’Occident. Un pont qui ne passe ni par la représentation culturelle ni par le récit de l’exil, mais par la construction patiente d’institutions médiatiques crédibles. À travers Rozana et son action au sein du CMFE, Lina Chawaf montre que le journalisme arabe peut s’inscrire durablement dans l’espace public européen, non comme objet de solidarité, mais comme acteur à part entière du débat sur la liberté de la presse.
Lina Chawaf, de Damas à Paris, construire des médias libres sans renoncer au terrain syrien.
Bureau de Paris – PO4OR.