Lina Soualem, filmer la filiation pour inscrire une œuvre dans le paysage français

Lina Soualem, filmer la filiation pour inscrire une œuvre dans le paysage français
Lina Soualem à Paris, une cinéaste qui inscrit la mémoire familiale au cœur du documentaire français contemporain.

Le cinéma de Lina Soualem s’inscrit d’emblée dans une démarche rare : celle d’un regard qui avance sans emphase, mais avec une conscience aiguë de la responsabilité qu’implique le fait de filmer l’intime. Réalisatrice franco-palestino-algérienne, formée et reconnue en France, elle appartient à cette génération de cinéastes pour qui le documentaire n’est ni un refuge ni un genre secondaire, mais un espace de pensée, de construction et de transmission. Son œuvre, patiemment élaborée, interroge la mémoire familiale non comme un héritage figé, mais comme une matière vivante, parfois douloureuse, toujours traversée par l’histoire.

Dès son premier long métrage, Leur Algérie, Lina Soualem impose une méthode et une éthique. Le film, centré sur ses grands-parents paternels algériens installés en France depuis des décennies, explore le silence, l’usure du temps et l’impossibilité parfois de transmettre une histoire marquée par l’exil, la colonisation et l’immigration. La caméra ne force rien. Elle observe, écoute, accepte les non-dits. Ce refus du spectaculaire, cette attention portée aux gestes ordinaires et aux paroles fragiles, inscrivent d’emblée la réalisatrice dans une tradition documentaire française exigeante, attentive à la complexité des trajectoires humaines.

Mais Leur Algérie n’est pas un film clos sur lui-même. Il ouvre un chantier. Celui d’une interrogation plus vaste sur la filiation, sur ce qui se transmet et ce qui se perd, sur les différences profondes entre les mémoires familiales. Comme Lina Soualem l’a expliqué dans plusieurs entretiens accordés à la presse culturelle française, ce premier film lui a fait prendre conscience qu’une part essentielle de son histoire restait en suspens. Le versant maternel revenait sans cesse, comme une zone encore inexplorée, mais impossible à ignorer.

Hiam Abbass et sa fille Lina Soualem lors d’une séance photo à Paris, février 2024. À travers Bye Bye Tibériade, la réalisatrice interroge la transmission d’une mémoire palestinienne au cœur du cinéma documentaire français.

C’est de cette nécessité qu’est né Bye Bye Tibériade. Le film s’ancre dans l’histoire de sa mère, l’actrice palestinienne Hiam Abbass, et déploie, à travers elle, la mémoire de quatre générations de femmes palestiniennes. Contrairement à la branche paternelle, marquée par le silence, la mémoire maternelle s’est transmise comme un acte vital, presque instinctif. Transmettre pour survivre. Transmettre pour ne pas disparaître. Cette différence structurelle entre deux histoires familiales devient l’un des axes les plus puissants du film.

Dans Bye Bye Tibériade, Lina Soualem ne cherche pas à reconstruire une chronologie exhaustive de la Nakba ou de l’exil palestinien. Elle choisit une autre voie : celle d’un récit fragmenté, fait de souvenirs, de voix, d’images d’archives et de retours sur des lieux chargés d’affect. Les images filmées par son père, longtemps conservées dans la sphère privée, deviennent un matériau cinématographique précieux, un véritable trésor mémoriel. Le film prend alors la forme d’un livre visuel, où l’histoire collective affleure à travers l’intime, sans jamais être réduite à un discours illustratif.

Présenté et largement commenté en France, Bye Bye Tibériade a trouvé un écho particulier dans le contexte actuel, sans que la réalisatrice ne cherche à inscrire son œuvre dans l’urgence de l’actualité. Le film résonne, mais ne surplombe pas. Il propose une temporalité différente, un temps long, fidèle à la méthode de Lina Soualem. Cette posture lui permet d’échapper à toute instrumentalisation, tout en affirmant la nécessité de raconter les histoires palestiniennes depuis un espace de création autonome, rigoureux et pleinement cinématographique.

La relation entre Lina Soualem et sa mère constitue l’un des cœurs sensibles du film. Côte à côte, Hiam Abbass et sa fille apparaissent comme deux figures habituées à la parole publique, aux interviews, aux plateaux. Mais Bye Bye Tibériade déplace cette parole. Il ne s’agit plus de répondre, mais de revenir, de fouiller, de confronter des souvenirs parfois douloureux. La réalisatrice filme sa mère non comme une icône, mais comme une femme traversée par l’histoire, par le déracinement et par la nécessité de se reconstruire ailleurs. Cette justesse du regard est sans doute l’une des grandes forces du film.

En 2025, le parcours de Lina Soualem connaît une reconnaissance institutionnelle majeure avec l’attribution du Prix Alice Guy pour Bye Bye Tibériade. Décernée chaque année en France à une réalisatrice, cette distinction salue non seulement la qualité artistique du film, mais aussi sa capacité à inscrire une œuvre singulière dans le paysage cinématographique français. Ce prix ne marque pas une rupture dans le parcours de Lina Soualem ; il en constitue l’aboutissement logique. Il reconnaît une cohérence, une fidélité à une démarche, et une exigence constante dans le rapport au réel.

Recevoir le Prix Alice Guy, c’est aussi s’inscrire dans une généalogie précise : celle des femmes cinéastes qui ont contribué à transformer le regard du cinéma français. Lina Soualem rejoint ainsi une lignée où l’engagement ne passe pas par le slogan, mais par la forme, par le montage, par le choix des voix et des silences. Son cinéma dialogue avec la France non comme une simple terre d’accueil, mais comme un espace critique capable de recevoir et de reconnaître des récits complexes, issus d’histoires non européennes.

Aujourd’hui, Lina Soualem occupe une place singulière dans le documentaire contemporain. Elle n’est ni dans la posture de la révélation fragile ni dans celle de l’auteure déjà figée par l’institution. Elle avance dans un entre-deux fécond, où chaque film approfondit le précédent, où chaque geste prolonge une réflexion amorcée. Leur Algérie et Bye Bye Tibériade forment ainsi les deux volets d’un même travail sur la mémoire, la filiation et l’exil, filmé depuis la France, mais tourné vers des histoires qui dépassent largement ses frontières.

Bureau de Paris – PO4OR

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