M, ou l’art de rester libre dans la chanson française
Il existe, dans la chanson française contemporaine, des artistes qui traversent les décennies sans jamais se laisser enfermer dans une époque, un genre ou une posture. Matthieu Chedid appartient pleinement à cette catégorie rare. Connu du grand public sous le nom de scène –M–, il a construit une trajectoire singulière, à la fois populaire et expérimentale, où la liberté artistique n’a jamais été négociée au profit de la facilité ou de la répétition.
Né le 21 décembre 1971 à Boulogne-Billancourt, dans un environnement où la musique n’est pas un décor mais une langue maternelle, Matthieu Chedid est le fils du chanteur Louis Chedid. Cette filiation, souvent évoquée, n’a pourtant jamais constitué un raccourci. Elle a plutôt agi comme un point de départ exigeant, presque inconfortable, tant l’enjeu fut pour lui de se définir hors de toute comparaison directe, dans un paysage musical français souvent prompt à enfermer les héritiers dans une continuité attendue.
Très tôt, Chedid développe un rapport charnel à la musique. La guitare devient son premier territoire d’exploration, un espace de jeu et de recherche où s’élabore une identité sonore reconnaissable entre toutes. Son approche n’est ni démonstrative ni virtuose au sens académique du terme. Elle repose sur l’énergie, le groove, le sens du rythme et une capacité rare à faire dialoguer les influences : rock, funk, pop, chanson, musiques africaines, sonorités orientales ou latino-américaines.
La naissance d’un personnage, l’affirmation d’une voix
L’apparition de –M– à la fin des années 1990 marque un tournant. Le personnage, silhouette androgyne, coiffure en éclair, lunettes parfois excentriques, n’est pas un simple artifice visuel. Il constitue une extension de la musique elle-même : un langage scénique, un masque assumé qui autorise toutes les métamorphoses. Loin de figer l’artiste, ce dispositif lui offre une liberté supplémentaire, celle de jouer avec les codes sans jamais se laisser absorber par eux.
Dès ses premiers albums, Matthieu Chedid impose un univers à part. Le Baptême (1997), puis Je dis aime (1999), révèlent un auteur-compositeur-interprète capable d’allier accessibilité mélodique et audace formelle. Le succès public est immédiat, mais il ne se fait jamais au détriment de la recherche. Chaque disque devient un terrain d’expérimentation, chaque tournée un laboratoire scénique.
Une œuvre construite dans le mouvement
Ce qui frappe, dans le parcours de –M–, c’est l’absence de stagnation. Aucun album ne semble conçu comme une reproduction du précédent. Qui de nous deux (2003), Mister Mystère (2009), Îl (2012), Lamomali (2017), puis Rêvalité (2022), témoignent d’un refus constant de la formule. À chaque étape, Matthieu Chedid déplace son centre de gravité artistique, quitte à déstabiliser une partie de son public.
Le projet Lamomali constitue à cet égard un moment clé. Né d’une rencontre profonde avec le musicien malien Toumani Diabaté, ce collectif dépasse largement le cadre d’un simple album. Il s’agit d’un dialogue culturel fondé sur l’écoute, le respect et la co-création. La musique africaine n’y est ni folklorisée ni instrumentalisée : elle devient un espace de circulation, un lieu de partage où les frontières s’estompent au profit d’une énergie commune.
La scène comme lieu d’accomplissement
Si les albums de –M– constituent des jalons essentiels, c’est sur scène que l’artiste déploie pleinement sa vision. Chaque concert est pensé comme une expérience totale, mêlant musique, corps, lumière et interaction avec le public. Matthieu Chedid y affirme une présence physique intense, presque athlétique, où la générosité n’est jamais feinte.
Contrairement à nombre d’artistes contemporains, il n’utilise pas la scène comme un simple espace de reproduction du disque. Le live devient une réécriture permanente, un lieu où les morceaux se transforment, s’étirent, se réinventent. Cette relation organique au public explique sans doute la fidélité d’une audience intergénérationnelle, capable de suivre l’artiste dans ses détours les plus audacieux.
Une écriture entre légèreté et profondeur
Souvent perçue comme solaire, ludique, parfois enfantine, l’écriture de Matthieu Chedid n’est jamais superficielle. Derrière le jeu de mots, l’humour et l’énergie, se cache une réflexion constante sur l’amour, l’identité, le rapport au monde et à l’autre. Les thèmes abordés ne sont pas assénés, mais suggérés, laissant à l’auditeur un espace d’interprétation rare dans la chanson populaire.
Cette capacité à conjuguer accessibilité et exigence constitue l’une des forces majeures de –M–. Il parle à tous sans jamais simplifier son propos, refuse le cynisme comme le moralisme, et privilégie une forme de sincérité joyeuse, parfois mélancolique, toujours incarnée.
Cinéma, collaborations et transversalité
Parallèlement à sa carrière discographique, Matthieu Chedid s’est imposé comme un compositeur de musique de film reconnu. Ses collaborations avec le cinéma, saluées notamment par des distinctions internationales, révèlent une autre facette de son talent : celle d’un musicien capable de se mettre au service d’un récit sans jamais perdre sa signature.
Les collaborations, qu’elles soient musicales ou artistiques, occupent une place centrale dans son parcours. De Vanessa Paradis à Sting, de Youssou N’Dour à Ibrahim Maalouf, –M– privilégie la rencontre à la stratégie, l’échange à la performance individuelle. Cette ouverture constante participe de son refus des hiérarchies figées et des frontières esthétiques rigides.
Une figure singulière dans le paysage français
Dans un paysage musical français souvent structuré par la logique des formats, de la visibilité immédiate et des cycles rapides de consommation, Matthieu Chedid fait figure d’exception. Il a su construire une carrière durable sans céder aux injonctions de l’urgence médiatique. Sa rareté relative dans les médias, son refus des polémiques faciles et son attachement au travail de fond renforcent une image de cohérence rarement démentie.
À plus de vingt-cinq ans de carrière, –M– n’apparaît ni comme une icône figée ni comme un nostalgique de ses propres succès. Il demeure en mouvement, attentif aux mutations du monde, aux nouvelles générations, aux formes émergentes. Cette capacité à rester perméable, sans jamais se dissoudre, constitue sans doute la clé de sa longévité artistique.
Une liberté comme ligne de force
Plus qu’un simple chanteur ou musicien, Matthieu Chedid incarne une certaine idée de la liberté artistique à la française : joyeuse, exigeante, collective et profondément humaine. Son œuvre ne se résume ni à une esthétique ni à un personnage. Elle est le fruit d’un cheminement constant, d’une fidélité à soi-même qui refuse les raccourcis.
Dans un contexte culturel marqué par la standardisation et la vitesse, –M– rappelle qu’il est encore possible de construire une œuvre populaire sans renoncer à l’exigence, de fédérer sans uniformiser, et de durer sans se répéter. Une leçon rare, portée non par le discours, mais par l’exemple.
Rédaction : Bureau de Paris