Maroun Baghdadi :Le cinéma comme acte de vérité
Portrait-hommage
Il est des cinéastes dont l’œuvre ne s’inscrit pas dans une carrière, mais dans une trajectoire intérieure. Des artistes pour qui filmer n’est ni une ambition ni un métier, mais une nécessité existentielle, parfois douloureuse, toujours risquée. Maroun Baghdadi appartient pleinement à cette catégorie rare. Son cinéma ne cherche ni à séduire ni à convaincre ; il avance avec gravité, au plus près du réel, conscient que chaque image engage une position morale autant qu’esthétique.
Né à Beyrouth en 1950, Baghdadi grandit dans une ville déjà traversée par des tensions profondes, des fractures politiques et identitaires qui marqueront durablement son regard. Très tôt, il comprend que le Liban n’est pas seulement un décor, mais un champ de forces contradictoires où se jouent des drames intimes autant que collectifs. Formé au cinéma entre le Liban et la France, il acquiert une rigueur formelle et une conscience aiguë de l’histoire du médium, sans jamais se laisser enfermer dans une école ou une tradition. Chez lui, la technique est toujours subordonnée à l’éthique.
Lorsque la guerre civile éclate en 1975, Baghdadi fait un choix déterminant : rester au contact du réel. Là où beaucoup s’éloignent, se protègent ou se taisent, il filme. Non pas dans une posture héroïque, mais dans une logique de responsabilité. Filmer devient un geste de présence, presque un acte de résistance silencieuse. Ses premiers films, notamment Beyrouth ya Beyrouth, portent déjà cette signature singulière : une caméra qui refuse la spectacularisation de la violence, qui s’attarde sur les visages, les silences, les gestes ordinaires bouleversés par la guerre.
Le cinéma de Baghdadi se construit ainsi à contre-courant des récits dominants. Il ne raconte pas la guerre comme un affrontement idéologique ou militaire, mais comme une expérience vécue, fragmentée, intime. Dans Petites guerres (1982), la guerre n’est jamais un arrière-plan abstrait : elle infiltre les relations amicales, amoureuses, fraternelles. Elle impose des choix impossibles, transforme les individus sans jamais les réduire à des symboles. Cette approche, profondément humaniste, place Baghdadi parmi les cinéastes qui pensent le cinéma comme un espace de complexité, refusant toute simplification.
Son travail documentaire suit la même ligne de rigueur. Loin de l’urgence journalistique ou du commentaire explicatif, il privilégie une temporalité lente, attentive, presque contemplative. Le réel n’est pas capturé, il est accompagné. Cette posture explique la force durable de ses films : ils ne vieillissent pas, car ils ne cherchent pas à épouser l’actualité immédiate. Ils interrogent des structures profondes — la peur, l’attente, la perte, la dignité — qui traversent les époques.
Hors la vie, présenté en 1991 au Festival de Cannes et récompensé par le Prix du Jury, constitue sans doute l’aboutissement de cette démarche. Inspiré de l’enlèvement d’un photographe français à Beyrouth, le film refuse toute dramatisation facile. L’otage n’est ni un héros ni une victime exemplaire : il est un corps pris dans un système de contraintes, de menaces, de silences. Le hors-champ y est aussi important que ce qui est montré. Baghdadi filme l’enfermement, l’attente, la désorientation, avec une sobriété presque clinique. Le film devient alors une réflexion puissante sur la dépossession de soi, sur la fragilité de l’identité lorsque le temps et l’espace sont confisqués.
Ce qui frappe, dans l’ensemble de son œuvre, c’est l’absence totale de cynisme. Baghdadi ne filme jamais contre ses personnages. Il les regarde avec une forme de fraternité lucide, sans indulgence mais sans cruauté. Cette position exigeante explique aussi la tension permanente qui traverse son parcours. Le cinéaste lui-même parlait de la difficulté à concilier la vie quotidienne et l’engagement total que demande le cinéma. Pour lui, créer impliquait une forme de sacrifice : du confort, de la distance, parfois même de l’équilibre personnel.
Sa disparition brutale à Beyrouth en décembre 1993, à l’âge de quarante-trois ans, a profondément marqué le monde du cinéma. Au-delà du choc humain, c’est une voix singulière qui s’est tue, une manière rare de penser le rapport entre image et réalité. Baghdadi n’a jamais eu le temps de se répéter, ni de se diluer. Son œuvre, relativement concise, garde ainsi une densité exceptionnelle, comme si chaque film avait été réalisé dans l’urgence intérieure de celui qui sait que le temps est compté.
Aujourd’hui, revisiter les films de Maroun Baghdadi, c’est mesurer à quel point son cinéma demeure actuel. À l’heure où les images circulent en flux continu, souvent déconnectées de toute responsabilité éthique, son travail rappelle que filmer est un acte grave. Un acte qui engage le regard, mais aussi la conscience. Il ne s’agit pas seulement de montrer, mais de savoir pourquoi et pour qui l’on montre.
Baghdadi laisse derrière lui bien plus qu’une filmographie : il laisse une position. Une exigence. Celle d’un cinéma qui ne se détourne pas du réel, qui accepte le risque de l’inconfort, et qui place l’humain au centre, sans jamais le réduire à une fonction narrative. Son héritage est discret, mais profond. Il se transmet moins par imitation que par fidélité à une certaine idée du cinéma : un art de présence, de justesse, et de courage.
Dans le silence qui a suivi sa disparition, ses films continuent de parler. Non pas pour expliquer le monde, mais pour rappeler que certaines vérités ne peuvent être dites qu’à voix basse, caméra à hauteur d’homme. Maroun Baghdadi appartient à ces cinéastes dont l’œuvre ne console pas, mais éclaire. Et dont la fidélité au réel demeure, aujourd’hui encore, une leçon intacte.
ALI AL-HUSSIEN-Paris