Mehdi Kerkouche, le corps comme cercle vivant Quand la danse française contemporaine retrouve la mémoire du rythme
La danse de Mehdi Kerkouche ne commence jamais par un pas, mais par une écoute. Une écoute du souffle, du rythme intérieur, de la présence des autres corps dans l’espace. Chez lui, le mouvement ne s’impose pas, il se construit lentement, comme une onde qui circule et relie. La scène devient alors un lieu de partage plutôt qu’un territoire de démonstration, un espace où chaque geste trouve son sens dans la relation qu’il entretient avec l’ensemble.
Cette écriture chorégraphique, à la fois précise et ouverte, place Mehdi Kerkouche parmi les figures les plus singulières de la création contemporaine française. Loin de toute virtuosité ostentatoire, son travail privilégie la cohésion, la pulsation collective et une forme de présence presque rituelle. Une danse qui ne cherche pas à impressionner, mais à rassembler, et qui inscrit le corps dans une mémoire vivante, partagée, profondément humaine.
Né en France dans un environnement marqué par l’image, le cinéma et la télévision, Mehdi Kerkouche découvre très tôt la scène comme un espace de liberté. Avant même d’atteindre l’âge de dix-huit ans, il choisit la danse comme langage principal. Ce choix n’est pas celui d’une discipline au sens strict, mais d’un rapport au monde. Très vite, le danseur laisse place au chorégraphe, non par stratégie de carrière, mais par nécessité intérieure : celle d’organiser le mouvement, de relier les corps et de leur offrir une architecture sensible.
Sa trajectoire s’écrit à la croisée de plusieurs univers. Interprète, pédagogue, créateur, il transmet autant qu’il invente. Enseignant notamment à l’Académie Internationale de la Danse, il partage une vision du mouvement fondée sur l’écoute, l’adaptation et la conscience collective. Son travail circule dans de nombreux festivals en France et à l’international, jusqu’au Québec, où sa danse trouve un écho immédiat auprès de publics divers, sensibles à cette écriture fluide et inclusive.
L’année 2017 marque un tournant décisif dans son parcours. Après des collaborations avec des artistes majeurs de la scène musicale et visuelle, dont Christine and the Queens, et la réalisation de projets pour la télévision, le cinéma et la publicité, Mehdi Kerkouche fonde sa propre compagnie, EMKA. Plus qu’une structure de production, EMKA devient un laboratoire du mouvement. L’objectif est clair : faire dialoguer des corps, des styles et des sensibilités, sans hiérarchie ni assignation. La danse y est pensée comme un espace de circulation, où les différences ne s’effacent pas, mais s’accordent.
Cette philosophie trouve un prolongement naturel lors de la période de confinement. Alors que les scènes se ferment et que les corps se figent, Mehdi Kerkouche choisit le mouvement comme acte de résistance douce. Il crée des vidéos, investit les espaces domestiques et fonde le festival solidaire « On danse chez vous ». Le geste artistique quitte alors le théâtre pour rejoindre le quotidien, rappelant que la danse n’est pas un luxe réservé à quelques initiés, mais une nécessité vitale. Cette initiative, largement saluée, révèle une dimension essentielle de son travail : la danse comme lien social, comme énergie partagée.
En 2020, la reconnaissance institutionnelle vient confirmer cette singularité. Aurélie Dupont, alors directrice de la danse à l’Opéra national de Paris, lui accorde une carte blanche. Ce geste n’est pas anodin. Il inscrit Mehdi Kerkouche dans une filiation contemporaine, celle d’une danse française ouverte, perméable, en dialogue constant avec son époque et ses mutations.
Depuis janvier 2023, il occupe le poste de directeur du Centre chorégraphique national de Créteil et du Val-de-Marne. À ce titre, il ne se contente pas de développer ses propres créations. Il accompagne de jeunes chorégraphes, soutient les écritures émergentes et œuvre à la création d’un studio numérique, pensé comme un outil d’adaptation à un monde artistique en constante évolution. Là encore, son approche privilégie la transmission et la circulation plutôt que la centralisation.
Son œuvre récente « Portrait » illustre pleinement cette vision. Plus qu’un spectacle, il s’agit d’une exploration du corps comme archive vivant. Chaque danseur y apparaît comme un fragment d’un ensemble plus vaste, une voix singulière au sein d’un chœur en mouvement. Le succès rencontré par cette création en France, ainsi que sa diffusion à l’international, confirment la portée universelle de cette écriture, à la fois exigeante et accessible.
En 2025, le soutien de la maison Van Cleef & Arpels, à travers le programme Dance Reflections, accompagne une nouvelle étape de son parcours. Présenté à Chaillot – Théâtre national de la Danse, son nouveau projet propose une expérience à 360 degrés. Le spectateur n’est plus face à la danse : il en devient le centre. Cette circularité n’est pas un simple dispositif scénique. Elle évoque une mémoire ancienne du mouvement, celle des danses rituelles, des cercles collectifs, où le geste se transmet autant qu’il se partage.
C’est dans cette dimension que l’œuvre de Mehdi Kerkouche entre en résonance avec une sensibilité orientale, non comme référence explicite, mais comme horizon sensible. Le rapport au rythme, à la répétition, à la communauté, rappelle des pratiques où la danse est indissociable du collectif et du temps long. Le chorégraphe n’emploie aucun signe folklorique, aucune citation directe. Le lien se tisse ailleurs, dans la manière dont le corps devient porteur de mémoire, dans la façon dont l’espace scénique se transforme en lieu de rassemblement.
Cette approche profondément contemporaine inscrit Mehdi Kerkouche parmi les figures majeures d’une France artistique plurielle, consciente de ses héritages multiples et tournée vers le dialogue. À Paris, sa danse ne cherche pas à représenter le monde, mais à le mettre en mouvement. Elle refuse les frontières fixes, préfère les passages, les circulations, les zones de frottement.
Ainsi, Mehdi Kerkouche incarne une génération d’artistes pour qui la création ne consiste plus à affirmer une identité, mais à ouvrir un espace de rencontre. Dans ses cercles vivants, les corps parlent une langue universelle, faite de rythme, de souffle et de présence. Une langue que Paris reconnaît aujourd’hui comme l’une de ses expressions chorégraphiques les plus justes.
Bureau Paris – PO4OR