Merve Dizdar, ou l’art de tenir face au silence : une actrice à l’épreuve du cinéma de la durée
Il y a, dans certaines distinctions cannoises, une évidence immédiate. Non parce que le prix s’impose par éclat ou par consensus médiatique, mais parce qu’il vient nommer avec justesse une chose déjà là, patiemment construite à l’intérieur du film. Le prix d’interprétation féminine attribué à Merve Dizdar lors de la 76e édition du Festival de Cannes relève de cette catégorie rare. Il ne consacre pas une performance spectaculaire, mais une tenue. Une capacité à habiter un espace dramatique contraint, exigeant, où le jeu ne s’affirme jamais frontalement, mais s’installe dans les interstices du récit.
Le film pour lequel elle est distinguée, Les Herbes sèches, s’inscrit dans la continuité du cinéma de Nuri Bilge Ceylan : un cinéma de la durée, de la parole différée, du regard qui pèse autant que le dialogue. Dans cet univers où les personnages sont souvent pris dans des dispositifs discursifs dominés par des figures masculines, la place accordée à Dizdar n’est ni centrale au sens narratif classique, ni marginale. Elle est stratégique. Elle agit comme un point de résistance interne au film.
Le personnage qu’elle incarne n’est pas écrit pour séduire ni pour rassurer. Il ne cherche ni la sympathie immédiate ni la victimisation. Il avance à découvert, avec une lucidité parfois dérangeante, souvent inconfortable. C’est précisément là que se joue la performance. Merve Dizdar ne “compose” pas un rôle ; elle accepte de s’y tenir, d’en porter les aspérités sans les lisser. Sa présence n’adoucit pas le film. Elle en accentue au contraire les tensions latentes.
Dans Les Herbes sèches, le langage occupe une place centrale, mais il n’est jamais un outil de clarification. Les échanges sont longs, circulaires, parfois cruels. La parole ne libère pas, elle enferme. Face à cela, Dizdar développe un jeu d’une extrême précision. Elle écoute autant qu’elle parle. Elle laisse les phrases s’épuiser avant d’y répondre. Elle installe une temporalité propre, légèrement décalée, qui empêche toute domination totale du champ verbal. Ce décalage est fondamental. Il permet à son personnage d’exister sans s’imposer, de résister sans frontalité.
Ce travail sur le temps est sans doute l’un des points les plus remarquables de son interprétation. Là où beaucoup d’actrices chercheraient à inscrire leur présence par l’intensité émotionnelle ou la rupture de ton, Dizdar choisit la continuité. Elle accepte la durée, les silences prolongés, les moments d’apparente inertie. Elle fait confiance au cadre, à la mise en scène, à la lente accumulation des micro-gestes. Ce choix suppose une maîtrise rare, mais aussi une confiance absolue dans le projet cinématographique.
Il serait tentant de lire cette performance à travers un prisme exclusivement politique ou sociétal, tant le film interroge les rapports de pouvoir, les structures éducatives, les déséquilibres de genre. Pourtant, réduire le jeu de Dizdar à une fonction symbolique serait passer à côté de l’essentiel. Ce qu’elle propose relève moins de la représentation que de l’incarnation. Son personnage ne porte pas un discours. Il traverse une situation. Et c’est dans cette traversée, parfois inconfortable, que le film trouve sa densité.
La reconnaissance cannoise prend ici un sens particulier. Cannes, dans son histoire récente, a souvent été accusé de privilégier des performances démonstratives, immédiatement lisibles. Le prix accordé à Merve Dizdar va à rebours de cette tendance. Il récompense un jeu qui ne se donne pas, qui ne se consomme pas facilement. Un jeu qui exige du spectateur une attention active, une patience, une capacité à accepter l’opacité.
Ce choix dit quelque chose de l’état du festival lui-même. À l’heure où Cannes cherche à réaffirmer sa place comme espace de cinéma exigeant face à la standardisation des récits et des formats, distinguer une actrice pour un rôle aussi peu spectaculaire est un geste significatif. Il ne s’agit pas d’un signal politique explicite, mais d’un positionnement esthétique. Le festival rappelle ainsi que l’interprétation peut encore être pensée comme un travail de fond, et non comme un moment de performance isolée.
Pour Merve Dizdar, cette récompense ne surgit pas ex nihilo. Elle s’inscrit dans un parcours construit à l’intérieur du théâtre et du cinéma turcs, marqué par une attention constante au texte, au rythme, à la cohérence interne des personnages. Ce n’est pas une actrice de transformation radicale, mais de continuité maîtrisée. Elle ne disparaît jamais totalement derrière ses rôles, mais elle ne les impose jamais non plus par un style reconnaissable au premier regard. Cette position intermédiaire, souvent difficile à tenir, est précisément ce qui lui permet d’investir des univers aussi rigoureux que celui de Ceylan.
Le film lui-même n’offre aucun confort interprétatif. Les personnages sont ambigus, parfois antipathiques, souvent enfermés dans leurs propres contradictions. Dans ce contexte, le jeu de Dizdar agit comme une ligne de tension constante. Elle ne corrige pas les déséquilibres du récit, elle les rend visibles. Elle ne cherche pas à rééquilibrer moralement les situations, mais à les traverser avec une forme de droiture intérieure qui ne se transforme jamais en posture.
C’est sans doute cette absence de posture qui rend son travail si précieux. À aucun moment elle ne semble jouer “pour” le film, ni “contre” lui. Elle joue à l’intérieur. Elle accepte les zones d’inconfort, les moments où le personnage ne maîtrise pas ce qui lui arrive, ni même ce qu’il ressent. Cette acceptation est rare dans un paysage cinématographique où l’acteur est souvent sommé de produire du sens là où le film cherche au contraire à le suspendre.
Le prix cannois vient donc consacrer une forme de courage artistique. Non pas le courage spectaculaire de la prise de risque visible, mais celui, plus discret, de la retenue. Celui qui consiste à ne pas remplir les vides, à ne pas expliquer ce qui peut rester opaque, à faire confiance à la durée plutôt qu’à l’effet.
En ce sens, le portrait de Merve Dizdar s’impose naturellement. Non comme celui d’une actrice “révélée” par Cannes, mais comme celui d’une interprète qui a trouvé, dans ce film précis, un espace où son travail pouvait être pleinement lisible. Le festival n’a pas créé cette valeur. Il l’a reconnue. Et cette reconnaissance, précisément parce qu’elle échappe à l’euphorie et à l’excès, inscrit Merve Dizdar dans une histoire du cinéma d’auteur contemporain où le jeu reste un acte de pensée autant qu’un acte de présence.
Rédaction : PO4OR