Molière en arabe : aux origines du théâtre moderne et de la conscience critique

Molière en arabe : aux origines du théâtre moderne et de la conscience critique
Des œuvres de Molière réinventées en arabe, au moment précis où le théâtre devenait un outil de réforme sociale et de modernité culturelle.

L’histoire du théâtre arabe moderne ne peut être lue sans reconnaître la place structurante qu’y occupent les œuvres de Molière, traduites, adaptées et parfois dissoutes dans des écritures locales naissantes. Plus qu’une influence, il s’agit d’un socle. Plus qu’un héritage, d’un outil actif de transformation culturelle. La présence de Molière dans le monde arabe n’a jamais été celle d’un modèle importé passivement, mais celle d’un langage dramatique réinvesti au service de la réforme sociale et de la conscience critique.

Au cœur de ce processus se détache une figure fondatrice : Yaacoub Sannu (1839–1912), souvent surnommé le (Molière d’Égypte). Ce surnom, attribué par le khédive Ismaïl lui-même avant que leurs chemins ne se séparent brutalement, ne relève ni de l’anecdote ni de l’hommage facile. Il signale une filiation dramaturgique assumée, inscrite dans un projet intellectuel ambitieux : fonder un théâtre national égyptien capable de dialoguer avec la modernité européenne sans renoncer à ses réalités sociales propres.

Formé en Italie, polyglotte, familier des littératures européennes autant que des corpus arabes classiques, Sannu perçoit très tôt le théâtre comme un instrument de réforme. Non un divertissement mondain, mais une tribune civique. En 1869, avec l’aval encore intact du pouvoir, il pose les bases d’un théâtre égyptien moderne, directement nourri par les structures moliéresques, mais résolument ancré dans le réel local.

Les pièces qu’il écrit ou adapte, souvent sans mention explicite de leur source, constituent un corpus impressionnant. On y retrouve des transpositions directes de Molière, retravaillées pour épouser les préoccupations sociales de l’Égypte du XIXᵉ siècle : la condition des femmes, l’éducation, la polygamie, l’hypocrisie sociale, la maladie feinte, l’abus d’autorité. Le rire, chez Sannu, n’est jamais gratuit. Il sert une fonction corrective, presque pédagogique, visant à exposer les dysfonctionnements d’une société en transition.

La question n’est donc pas de savoir où se situe Molière dans l’expérience théâtrale de Sannu, mais comment il y opère. Les chercheurs s’accordent sur un point essentiel : la traduction et l’adaptation des œuvres de Molière ont accompagné, presque systématiquement, la naissance des écritures théâtrales locales dans le monde arabe. Elles ne précèdent pas la création. Elles l’accompagnent. Elles en constituent le laboratoire formel.

L’apport de Molière se manifeste à deux niveaux déterminants. D’une part, par l’assimilation rigoureuse des principes du théâtre classique : construction dramatique, typologie des personnages, maîtrise des genres, articulation entre comique et critique morale. D’autre part, par une pratique assumée de la transformation. Les textes sont déplacés, recontextualisés, leurs cadres spatio-temporels remodelés, leurs personnages rebaptisés, leurs situations réalignées sur les attentes et les sensibilités du public local. Ce travail relève moins de la traduction que de l’appropriation.

C’est précisément dans cette zone intermédiaire que s’invente le théâtre arabe moderne : ni imitation servile, ni création ex nihilo. Une dramaturgie hybride, consciente de ses modèles, mais déterminée à les dépasser par la nécessité sociale. À cet égard, l’expérience de Sannu rejoint celle d’autres pionniers, qui ont eux aussi choisi Molière comme première référence pour bâtir un théâtre national fonctionnel, capable d’accompagner les projets de réforme et de modernisation portés par les intellectuels de la Nahda.

Cette filiation se prolongera tout au long des XIXᵉ et XXᵉ siècles, à travers les traductions, adaptations et réécritures menées par des figures majeures de la vie intellectuelle arabe. Tous, à des degrés divers, ont trouvé chez Molière une grammaire dramatique suffisamment souple pour accueillir les tensions de leurs sociétés respectives, et suffisamment rigoureuse pour structurer une pratique théâtrale durable.

Ainsi, Molière demeure présent dans le théâtre arabe à la fois en puissance et en acte. Non comme une autorité figée, mais comme une énergie fondatrice. Une référence matricielle qui a permis au théâtre arabe de naître moderne, critique et populaire à la fois, et d’inscrire sa trajectoire dans une histoire longue, traversée par le dialogue constant entre héritage local et formes universelles.

Bureau de Paris – PO4OR.

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