Nadia Farès Corps, image et déplacement : trajectoire d’une actrice entre Marrakech et le cinéma français

Nadia Farès Corps, image et déplacement : trajectoire d’une actrice entre Marrakech et le cinéma français
Nadia Farès, actrice franco-marocaine, figure d’un cinéma de la justesse et du déplacement, entre Marrakech et la scène française.

Il est des parcours d’actrices qui ne se lisent ni comme une ascension programmée ni comme une success story médiatique. Ils avancent autrement, par glissements successifs, par décisions parfois silencieuses, par une négociation constante entre ce que l’industrie attend et ce que l’artiste accepte d’incarner. Le chemin de Nadia Farès appartient à cette catégorie rare. Non pas celui d’une célébrité fabriquée, mais celui d’une présence construite dans la durée, à l’intersection de plusieurs mondes, de plusieurs regards, de plusieurs imaginaires.

Née à Marrakech, dans une ville où la lumière modèle les corps et les gestes, Nadia Farès grandit dans un environnement où l’identité n’est jamais univoque. Très tôt, le déplacement s’impose comme une donnée structurante : quitter le Maroc, rejoindre Paris, apprendre une autre langue, intégrer un autre système de signes. Ce départ n’est pas seulement géographique ; il est symbolique. Il engage une transformation du rapport à soi, au regard de l’autre, à la représentation. Entrer dans le cinéma français, pour une jeune femme d’origine marocaine dans les années 1980–1990, signifie d’abord affronter un champ balisé, codifié, souvent réticent à la complexité.

Les débuts de Nadia Farès se font par la télévision, espace alors plus perméable que le cinéma aux trajectoires venues des marges. Les séries et téléfilms constituent un laboratoire discret, mais décisif : apprendre le cadre, la diction, la durée, la discipline du plateau. Cette période, souvent minorée dans les récits de carrière, forge pourtant une éthique du travail et une précision du jeu qui resteront constantes. Elle y développe une présence retenue, attentive, éloignée de toute démonstration excessive. Chez elle, l’émotion ne déborde pas : elle s’installe.

La rencontre avec Claude Lelouch marque un tournant. En 1996, Hommes, femmes : mode d’emploi ne se contente pas de l’introduire au cinéma ; le film l’inscrit dans une constellation d’acteurs et d’actrices où le regard porté sur les relations humaines prime sur le récit spectaculaire. Lelouch ne cherche pas à exotiser Nadia Farès. Il capte une présence, une manière d’être au monde, un équilibre fragile entre distance et intensité. Cette apparition installe l’actrice dans un cinéma du regard, de la circulation des corps, de la parole partagée.

Ce qui distingue alors Nadia Farès, c’est sa capacité à ne pas se laisser enfermer. Elle traverse les genres, accepte des rôles dans des films populaires comme dans des œuvres plus sombres, plus frontales. Elle partage l’écran avec Jean Reno, Sami Naceri, Thierry Lhermitte, sans jamais se dissoudre dans l’aura de ses partenaires. Son jeu repose sur une économie de moyens : un regard tenu, une voix maîtrisée, une corporalité qui refuse la surcharge expressive. Là où d’autres surjouent l’intensité, elle choisit la justesse.

Dans un paysage cinématographique longtemps dominé par des représentations stéréotypées des femmes issues de l’immigration maghrébine, Nadia Farès occupe une position singulière. Elle ne se fait ni porte-parole militante, ni figure folklorisée. Ses personnages existent avant tout comme des individus pris dans des situations concrètes. Cette posture, profondément politique sans jamais être déclarative, constitue l’une des forces majeures de son parcours. Elle rappelle que la subversion peut passer par la nuance, par le refus de l’évidence.

Son rapport à l’image est également déterminant. Nadia Farès comprend très tôt que le cinéma est un dispositif de pouvoir : il cadre, il sélectionne, il hiérarchise. En réalisant le court-métrage Sugarblues, salué par la critique, elle franchit un seuil supplémentaire. Passer derrière la caméra n’est pas un caprice d’actrice, mais une manière de reprendre la main sur le récit, de déplacer le point de vue. Ce geste confirme une intelligence du médium et une volonté de ne pas rester cantonnée à une fonction d’interprète.

Au fil des années, son parcours se caractérise par une forme de retrait choisi. Loin de la surexposition médiatique, Nadia Farès privilégie la cohérence à la visibilité. Elle apparaît là où le projet fait sens, là où le rôle engage quelque chose de plus qu’une simple présence à l’écran. Cette rareté relative n’est pas un effacement ; elle est un positionnement. Dans une industrie obsédée par la vitesse et la répétition, elle oppose le temps long et la sélection.

La dimension transnationale de son identité marocaine par la naissance, française par le parcours, européenne par la carrière n’est jamais instrumentalisée. Elle traverse ses rôles comme une strate invisible, une profondeur supplémentaire. Son attachement à Marrakech, où elle revient régulièrement, notamment à l’occasion des fêtes de fin d’année, n’est pas de l’ordre du folklore sentimental, mais d’un ancrage. La ville n’est pas un décor : elle est une mémoire, une réserve de sensations, une source silencieuse.

Relire aujourd’hui le parcours de Nadia Farès, c’est interroger plus largement la place des actrices issues de la migration dans le cinéma français. C’est constater combien certaines trajectoires, parce qu’elles refusent l’excès et la simplification, échappent aux récits dominants. C’est aussi rappeler que la valeur d’une carrière ne se mesure pas uniquement au nombre de premiers rôles ou à la visibilité médiatique, mais à la cohérence des choix, à la tenue du jeu, à la fidélité à une certaine idée du cinéma.

Nadia Farès incarne ainsi une forme de résistance douce : résistance aux assignations, aux rythmes imposés, aux images toutes faites. Son œuvre, faite de présences successives, de silences assumés et de déplacements maîtrisés, compose un portrait exigeant. Un portrait qui mérite d’être relu, analysé, transmis — non comme un hommage nostalgique, mais comme une réflexion vivante sur le corps, l’image et la circulation des identités dans le cinéma contemporain.

Rédaction : Bureau de Paris – PO4OR

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