Nadia Tuéni Une poésie à hauteur de vertige
Il est des écritures qui ne cherchent ni l’ornement ni la consolation. Elles avancent dans la langue comme on avance dans un territoire instable, conscientes que chaque mot engage une part de vérité irréversible. La poésie de Nadia Tuéni appartient à cette catégorie rare : une parole tenue, grave sans emphase, où l’intime et le collectif se croisent sans jamais se confondre.
Née à Beyrouth en 1935, dans une famille où la langue et la pensée occupent une place centrale, Nadia Tuéni ne fait pas de la poésie un refuge. Très tôt, l’écriture devient chez elle un espace de confrontation avec le monde, avec la perte, avec la fragilité constitutive de l’existence. Sa relation à la langue française n’est ni héritage décoratif ni simple outil d’expression : elle est une matière vivante, travaillée de l’intérieur, chargée d’histoire et de tension.
La poésie de Tuéni se distingue par une densité singulière. Chaque vers semble porter le poids d’une expérience vécue jusqu’à l’os. L’amour, la mort, la maternité, la maladie, la guerre : autant de thèmes qui traversent son œuvre sans jamais être traités comme des motifs abstraits. Chez elle, le corps n’est pas une métaphore ; il est un lieu de passage, un espace vulnérable où se joue l’épreuve du temps et de la disparition.
Lorsque la guerre civile libanaise éclate, son écriture se resserre encore. Beyrouth n’y apparaît pas comme un décor tragique, mais comme une présence blessée, presque organique. La ville devient un corps meurtri, et la poésie, un geste de veille plutôt qu’un cri. Nadia Tuéni n’écrit pas pour dénoncer ; elle écrit pour tenir. Tenir face à l’effondrement, face à l’irrémédiable, face à l’impossibilité de réparer.
Ce refus du pathos constitue l’une des forces majeures de son œuvre. Là où d’autres cherchent l’effet ou la proclamation, Tuéni choisit la retenue. Sa langue est claire, parfois presque dépouillée, mais toujours chargée d’une tension intérieure. Chaque poème semble construit comme un équilibre fragile, prêt à se rompre au moindre excès. Cette rigueur formelle confère à son écriture une portée universelle, bien au-delà du contexte libanais.
Poétesse, mais aussi figure intellectuelle engagée dans la vie culturelle, Nadia Tuéni a contribué à inscrire la poésie francophone du Liban dans une modernité exigeante. Elle n’a jamais revendiqué une identité littéraire figée ; son œuvre se situe dans un espace de circulation, entre Orient et langue française, entre mémoire personnelle et histoire collective.
Disparue prématurément en 1983, Nadia Tuéni laisse une œuvre brève mais essentielle. Une œuvre qui ne cherche pas à survivre par l’abondance, mais par l’intensité. Sa poésie continue d’agir comme une présence silencieuse : elle ne s’impose pas, elle accompagne. Elle rappelle que la littérature, lorsqu’elle se tient au plus près de l’expérience humaine, peut devenir un lieu de vérité durable.
Dans le paysage littéraire francophone, Nadia Tuéni demeure une voix de l’essentiel. Une voix qui n’élève jamais le ton, mais qui ne se détourne jamais de ce qui fait mal. Une poésie de la lucidité, de la dignité, et d’une rare fidélité à la vie.
ALI AL-HUSSIEN - PARIS