Nadine Labaki, ou l’art de fabriquer une mondialité sans rupture

Nadine Labaki, ou l’art de fabriquer une mondialité sans rupture
Nadine Labaki, construire une mondialité maîtrisée avant d’oser la rupture.

Nadine Labaki n’a jamais conçu le cinéma comme un espace de pensée abstraite ou comme un territoire de démonstration idéologique. Chez elle, le film ne part pas d’une idée à illustrer, mais d’une réaction à produire. Tout, dans sa manière de travailler, indique une approche profondément opératoire de la création : il s’agit moins de dire que de faire advenir, moins d’expliquer que de provoquer. Cette logique, rarement formulée mais constamment à l’œuvre, constitue le socle réel de son parcours et permet de comprendre à la fois son succès international et les malentendus persistants qui entourent son cinéma.

Dès ses débuts, Labaki montre une lucidité précoce sur les règles du jeu cinématographique contemporain. Elle comprend très tôt que la question décisive n’est pas celle de l’origine ni même celle du sujet, mais celle de la circulation. Ses films sont pensés pour franchir les frontières sans nécessiter de mode d’emploi culturel. Ils ne demandent pas au spectateur de connaître un contexte, une histoire ou une géographie ; ils l’atteignent ailleurs, dans une zone plus immédiate, plus viscérale, où l’émotion précède l’analyse. Ce choix n’a rien de naïf. Il relève d’une intelligence stratégique du cinéma mondial tel qu’il fonctionne aujourd’hui, dominé par les festivals, les institutions et la capacité des œuvres à être comprises rapidement par des publics hétérogènes.

Contrairement à l’image parfois véhiculée, Nadine Labaki n’est pas une cinéaste du témoignage. Elle ne filme pas pour raconter le Liban, ni pour expliquer une société ou dénoncer frontalement un système. Ce qu’elle filme, ce sont des situations-limites dans lesquelles le spectateur se trouve impliqué malgré lui. L’enjeu n’est pas la représentation du réel, mais la fabrication d’un rapport contraignant à ce réel. Là réside la spécificité de son cinéma : il ne laisse jamais la possibilité d’un regard neutre. Regarder un film de Labaki, c’est accepter d’être affecté, parfois mis en faute, souvent déstabilisé dans ses certitudes morales.

Cette méthode repose sur une utilisation extrêmement précise de l’éthique comme levier dramaturgique. Les figures centrales de ses films – femmes, enfants, corps vulnérables – ne sont jamais de simples personnages. Elles occupent des positions morales qui rendent la distance critique difficile. Le spectateur est placé face à une responsabilité implicite : voir, c’est déjà prendre part. Dans Capharnaüm, cette logique atteint son point le plus radical. Le dispositif narratif, volontairement invraisemblable sur le plan juridique, n’a pas vocation à être crédible, mais à être opérant. Il déplace la question de la culpabilité et la projette hors de l’écran, vers celui qui regarde. Ce geste explique la puissance émotionnelle du film autant que les polémiques qu’il a suscitées.

Là où beaucoup de critiques se trompent, c’est en lisant ce cinéma comme un cinéma social au sens classique. Labaki ne documente pas la misère ; elle la met en scène comme une épreuve morale pour le regard. Elle ne cherche pas à convaincre par l’argument, mais à contraindre par la situation. Cette approche, redoutablement efficace, a fait d’elle une cinéaste immédiatement lisible à l’échelle mondiale. Ses films sont compris, utilisés, commentés, parfois instrumentalisés, précisément parce qu’ils produisent une réponse émotionnelle claire et partageable. Cette lisibilité constitue sa force principale, mais aussi la limite structurelle de son œuvre à ce stade.

Son ambition, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’a jamais été dissimulée. Elle est simplement restée silencieuse. Nadine Labaki ne vise ni la marginalité artistique ni la provocation formelle. Elle vise la centralité. Être là où se décident les hiérarchies symboliques du cinéma mondial, là où les films ne sont plus qualifiés par leur origine mais par leur capacité à s’imposer. Cette ambition se traduit par une constance remarquable dans ses choix de production, de diffusion et de positionnement institutionnel. Elle ne cherche pas le coup d’éclat, mais l’installation durable.

Ce qu’elle a accompli en ce sens est considérable. Peu de cinéastes issus de contextes perçus comme périphériques ont réussi à intégrer aussi solidement les cercles du cinéma mondial sans renoncer à une voix personnelle. Labaki est aujourd’hui une figure reconnue, sollicitée, consultée. Elle circule avec aisance entre les festivals majeurs, les jurys internationaux et un public large. Son cinéma est identifiable, attendu, immédiatement reconnaissable. Cette reconnaissance n’est pas le fruit d’un malentendu ou d’une complaisance occidentale ; elle repose sur une réelle maîtrise de son médium et sur une compréhension fine des attentes contemporaines.

Mais cette réussite pose désormais une question centrale. À force de maîtrise, le cinéma de Labaki est devenu prévisible. Non dans ses sujets, mais dans son fonctionnement. Le spectateur sait qu’il sera touché, les institutions savent comment accompagner ses films, la critique sait comment les situer. Cette stabilité est le signe d’une œuvre arrivée à maturité, mais aussi d’un seuil. L’histoire du cinéma montre que les cinéastes qui marquent durablement leur époque sont ceux qui acceptent, à un moment donné, de mettre en péril ce qu’ils ont construit.

Nadine Labaki n’a pas encore franchi ce pas. Elle n’a pas encore produit un film qui désorganise son propre système d’efficacité, qui échoue partiellement, qui résiste à l’usage immédiat. Ce manque n’est pas une faiblesse, mais une décision. Elle a choisi, jusqu’ici, la continuité plutôt que la rupture, l’affinement plutôt que le basculement. Reste à savoir si cette stratégie peut encore la mener plus loin, ou si elle atteint aujourd’hui sa limite naturelle.

La question de sa « mondialité » est donc mal posée. Elle est déjà une cinéaste mondiale, pleinement, légitimement. La vraie interrogation porte sur la nature de la mondialité qu’elle souhaite désormais habiter. Continuer à occuper une position centrale, confortable, respectée, ou accepter de s’en écarter pour explorer une zone moins lisible, plus risquée, peut-être moins aimée. Ce choix n’est pas esthétique seulement ; il est existentiel au sens artistique du terme.

Nadine Labaki n’est ni un symbole ni une exception. Elle est une stratège du cinéma, consciente des règles, capable de les utiliser avec une précision remarquable. Elle a construit une œuvre cohérente, puissante, immédiatement opérante. Ce qu’il lui reste à décider, ce n’est pas si elle mérite sa place, mais si elle souhaite encore la déplacer. Car c’est à ce prix seulement qu’une cinéaste cesse d’être simplement mondiale pour devenir, au sens fort, décisive.

Ali AL-HUSSIEN - PARIS

Read more