Naguib Mahfouz : la voix arabe qui a façonné l’imaginaire littéraire français
Ali Al-Hussien – PO4OR, Portail de l’Orient
Au milieu des années quatre-vingt, la presse française s’intéresse de près à Naguib Mahfouz, déjà considéré comme l’une des voix littéraires majeures du monde arabe. En 1985, trois ans avant l’annonce du prix Nobel, le quotidien Le Monde publie un long entretien avec l’écrivain égyptien. Le journal y souligne ce qui constitue, selon lui, la marque profonde de son œuvre : une maîtrise exceptionnelle du lieu, un sens rare de l’atmosphère, une capacité à animer une multitude de personnages issus de milieux différents. Le journal insiste également sur l’univers des ruelles populaires et des figures de « fetwat », ces chefs de quartier qui règnent sur les anciennes ruelles du Caire. Pour Le Monde, Mahfouz apparaît alors comme un romancier réaliste dès ses débuts, capable de décrire avec une précision quasi documentaire le quartier de Gamaleya où il a grandi, tout en donnant à ce microcosme une portée universelle.
Lorsque Naguib Mahfouz reçoit le prix Nobel de littérature en 1988, Le Monde revient naturellement sur cette consécration historique. Le quotidien décrit un homme d’une humilité frappante, un écrivain qui, à soixante-dix-sept ans, accueille la nouvelle du Nobel avec une modestie désarmante, répétant que cette distinction est, selon lui, trop grande pour un seul homme. La presse française admire cette attitude presque ascétique face à la gloire, attitude qui correspond à la sobriété de sa vie et à la constance de son engagement littéraire pendant plus d’un demi-siècle.
Dans ses analyses, la presse française rappelle aussi le courage politique de Mahfouz, qui a publié des romans critiques dans des périodes où la liberté d’expression était fragile. Le Monde cite notamment Miramar et Tharthara fawq al-Nil, deux livres qui dénoncent les dérives politiques et sociales de l’époque de Gamal Abdel Nasser, situant Mahfouz parmi les écrivains arabes capables de conjuguer exigence esthétique et responsabilité morale. Le journal souligne également que Mahfouz a poursuivi sa critique sous la présidence d’Anouar el-Sadate, attaquant les illusions de la libéralisation économique et les fractures de la société égyptienne.
Quelques années plus tard, à l’été 1992, The Paris Review publie un entretien important avec Mahfouz dans le cadre d’une série dédiée aux grands écrivains du monde. Dans cet échange, l’auteur revient sur son rapport à la traduction : il raconte comment la nouvelle Zaabalawi a connu un succès remarquable auprès des lecteurs occidentaux, au point de lui rapporter davantage que toute autre nouvelle. Il explique que la première traduction d’un de ses romans, Midaq Alley, fut publiée par un éditeur libanais dans les années cinquante, sans qu’il ne touche la moindre rémunération. Ce n’est qu’après la réédition par Heinemann au début des années soixante-dix que ses œuvres commencent réellement à circuler en anglais et ensuite en français, ouvrant la voie à des dizaines de traductions dans les années suivantes.
La question de la censure occupe une place importante dans son témoignage. Il raconte que New Cairo et Rhadopis of Nubia furent surveillés de près pendant la Seconde Guerre mondiale : on l’accusait d’être un écrivain de gauche, ou de propager une vision subversive du pouvoir. La symbolique politique de ses textes dérangeait parfois les autorités. Dans le cas d’Awlad Haretna, le roman mythique publié d’abord à Beyrouth en 1959, les autorités culturelles égyptiennes lui conseillèrent explicitement de ne pas le publier au Caire pour éviter un conflit ouvert avec les institutions religieuses. L’œuvre fut interdite en Égypte, circula clandestinement pendant des années et devint l’un des textes les plus controversés de la littérature arabe moderne, au point d’être associée à la tentative d’assassinat dont Mahfouz fut victime en 1994.
La France joue un rôle particulier dans la reconnaissance internationale de Mahfouz. Avant même le Nobel, plusieurs de ses romans avaient été traduits en français. Midaq Alley paraît en 1970 ; suivent ensuite Chuchotements de la folie, L’Automne d’un patriarche, Maison infamante, La Taverne du Chat Noir, Sous le parapluie, Histoire sans début ni fin, Les Noces du hibou ou encore Le Carnaval. Après le Nobel, le mouvement s’accélère fortement : paraissent en traduction française La Saga des Fahmy, Echos d’une autobiographie, Miramar, Le Mirage, Le Commencement et la Fin, Le Chemin, Les Mille et Une Nuits revisitées ou encore L’homme du destin. La trilogie du Caire — Bayn al-Qasrayn, Qasr al-Shawq et al-Sukkariyya — devient une véritable référence pour les lecteurs français. Le nombre de traductions explose, jusqu’à atteindre plus de vingt langues dans le monde, de l’anglais au japonais, en passant par l’espagnol, le portugais, le néerlandais, le finnois ou le bosniaque.
Pour de nombreux lecteurs français, l’œuvre de Mahfouz représente une forme de miracle littéraire. D’un côté, il écrit dans un arabe d’une précision classique admirable ; de l’autre, il intègre dans son style les rythmes de la langue parlée, les registres du quotidien, les voix multiples des rues du Caire. Ce mélange confère à son écriture une puissance expressive rare. Son art consiste à unir la langue de la tradition à celle de la vie, à faire vibrer la mémoire arabe tout en parlant au monde entier. Grâce à cette double nature, il touche un public très large, bien au-delà des frontières égyptiennes.
Sa portée universelle explique pourquoi la presse et les intellectuels français le rapprochent parfois des grands écrivains du canon occidental. Certains critiques évoquent Balzac et son sens de la société ; d’autres mentionnent Tolstoï ou Dostoïevski pour la profondeur psychologique ; d’autres encore Marcel Proust pour l’attention au temps et aux trajectoires individuelles. L’écrivain français Éric-Emmanuel Schmitt, auteur de Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran, raconte d’ailleurs que deux moments l’ont marqué en Égypte : se tenir au pied du Sphinx, et rencontrer Mahfouz, qu’il considérait comme l’incarnation vivante de la culture égyptienne moderne.
Dans ses entretiens avec la presse française, notamment avec le quotidien L’Humanité en 2001, Mahfouz revient sur les questions de modernité et d’avenir dans le monde arabe. Il explique que les débats autour du renouveau religieux et du progrès social ne datent pas d’hier. Il rappelle l’héritage de Mohamed Abduh, réformateur du XIXᵉ siècle, qui proposait une lecture rationnelle et équilibrée de la foi. Mahfouz affirme que la modernité finira par s’imposer, malgré les obstacles, car l’histoire suit son cours. Selon lui, le progrès est inévitable, même lorsqu’il semble momentanément entravé. Pour illustrer ce point, il prend l’exemple de l’éducation des filles, autrefois controversée mais désormais pleinement admise dans toutes les sociétés arabes.
L’éthique humaine occupe une place centrale dans sa pensée. Mahfouz décrit l’islam comme une religion qui valorise la dignité humaine, l’égalité et la liberté de conscience. Pour lui, l’écrivain ne doit pas seulement observer son époque, mais exprimer une forme d’espérance : celle d’un avenir meilleur, fondé sur la justice et la compréhension mutuelle. Cette conviction traverse tous ses romans.
Aujourd’hui encore, la présence de Mahfouz en France reste immense. Il demeure l’auteur arabe le plus lu, le plus étudié et le plus traduit dans l’espace francophone. Ses livres circulent dans le métro parisien comme ceux de García Márquez autrefois. Sa voix continue d’accompagner les lecteurs, les chercheurs et les éditeurs qui voient en lui le témoin d’un siècle tumultueux et l’artisan d’une littérature qui a su dépasser les frontières.
L’héritage de Mahfouz appartient à l’Égypte, mais il appartient aussi au monde. Son œuvre, nourrie par les ruelles de Gamaleya, s’est élevée jusqu’à atteindre l’universel. La France l’a compris très tôt, et c’est pourquoi son nom continue de résonner avec la même force dans les librairies, les universités et les pages de la presse parisienne.