Open Doors sur l’art : quand une initiative franco-syrienne redéfinit la place de l’artiste syrien dans le paysage culturel français
Née à Paris en 2016, l’initiative Open Doors – Les Portes Ouvertes sur l’Art s’est imposée, dès ses premières actions, comme une expérience culturelle singulière, à la croisée de la médiation artistique, du dialogue interculturel et de la reconfiguration du regard porté sur les artistes syriens en France. Plus qu’un simple projet associatif, Open Doors s’est construite comme un espace de rencontre entre des trajectoires artistiques déplacées et un écosystème culturel français en quête de nouvelles formes de compréhension et d’ouverture.
Une genèse franco-syrienne, entre héritage institutionnel et engagement individuel
L’initiative est le fruit d’un collectif franco-syrien, fondé par des femmes issues des mondes de l’art, de la culture et de la médiation. Elle réunit des figures françaises étroitement liées à l’histoire de La Maison Rouge – Fondation Antoine de Galbert, musée parisien d’art contemporain alors sur le point de fermer ses portes, et des actrices culturelles syriennes engagées de longue date dans les champs artistique et critique.
Parmi les fondatrices figurent Paula Aisemberg, ancienne directrice de La Maison Rouge, Véronique Pievre de Mandiarg, directrice de l’association Les Amis de La Maison Rouge, Pauline De Laboulaye, ainsi que Dounia Dehane, aux côtés des artistes Alaa Abdallah et Randa Maddah. Cette constellation de profils a permis à Open Doors de se structurer dès l’origine sur une base solide, mêlant connaissance fine des réseaux culturels français et compréhension intime des réalités artistiques syriennes.
Une ambition claire : sortir de la logique de l’assignation identitaire
Contrairement à de nombreuses initiatives culturelles liées aux contextes migratoires ou post-conflit, Open Doors a très tôt affirmé une ligne intellectuelle exigeante : présenter les artistes syriens en tant qu’artistes, et non comme des figures représentatives d’une crise, d’un exil ou d’un statut politique.
Comme l’explique Dounia Dehane, l’un des piliers du projet, la démarche repose sur une conviction centrale :
« Le dialogue et la rencontre ont constitué le socle de notre méthode de travail. La nécessité de faire connaître les artistes syriens, mais aussi la capacité du public français à accueillir ce regard, sont ce qui nous a réunies. »
Il ne s’agissait donc pas de produire un discours compassionnel ou humanitaire, mais de recréer les conditions d’une réception artistique autonome, libérée des catégories réductrices telles que « art de l’exil », « art de guerre » ou « art du témoignage ».
Les ateliers comme lieux de médiation et de révélation
La première phase du projet s’est déployée à Paris et en proche banlieue, à travers une idée simple et novatrice : ouvrir les ateliers d’artistes syriens à un public ciblé. Chaque mois, Open Doors organisait des visites collectives de lieux de création, invitant non seulement des amateurs d’art, mais aussi des curateurs, galeristes, critiques, institutions culturelles et acteurs du marché de l’art.
Ce dispositif permettait au public de découvrir les œuvres dans leur contexte de production, loin des cadres institutionnels parfois normatifs. Il révélait surtout une génération d’artistes syriens dont la diversité esthétique, conceptuelle et formelle a suscité un intérêt immédiat au sein du milieu professionnel français.
Durant près d’une année complète, une vingtaine d’artistes ont participé à ce programme, parmi lesquels Mahmoud Halabi, Khaled Takreti, Mohammad Omran, Bissan Al-Sharif, Reem Yassouf, Omar Ibrahim, Mounif Ajaj ou encore Dino Ahmad Ali. Ces rencontres ont souvent débouché sur des invitations à des expositions individuelles ou collectives, confirmant l’efficacité du modèle proposé.
2018 : reconnaissance institutionnelle et élargissement européen
L’année 2018 marque un tournant décisif. Les visites d’ateliers, devenues un véritable laboratoire de médiation culturelle, permettent au public français de développer une lecture plus nuancée du réel syrien, à travers le prisme des œuvres, et non celui des discours médiatiques.
Ce travail de fond attire l’attention de plusieurs institutions. Des collaborations voient le jour avec la galerie Premier Regard et le Centre d’art contemporain de Malakoff, où se tient l’exposition collective « Où est la maison de mon ami ? », réunissant 21 artistes syriens venus de France, d’Autriche et d’Allemagne. Le succès critique et public de l’exposition conduit à une prolongation exceptionnelle de trois mois, signe d’une réception durable au sein des milieux artistiques et culturels.
Refuser l’enfermement communautaire
L’une des spécificités majeures d’Open Doors réside dans son refus de l’entre-soi. Plusieurs expositions collectives ont ainsi été conçues en associant des artistes syriens à des artistes d’autres nationalités, afin de désamorcer toute lecture ethnicisante ou communautaire de l’art.
Cette approche vise à éviter que l’origine géographique ne devienne un prisme exclusif de lecture, susceptible d’enfermer les artistes dans des catégories fixes, contraires à la liberté créative. Pour Open Doors, l’intégration passe par la circulation, le dialogue esthétique et la reconnaissance par les pairs.
Les défis persistants de l’intégration artistique
Malgré ces avancées, l’intégration des artistes syriens en France demeure un processus complexe. Les obstacles sont multiples : maîtrise de la langue, lourdeurs administratives, précarité économique, accès limité aux ateliers, sans oublier les tensions psychologiques liées à l’exil, à la culpabilité du départ ou à l’inquiétude pour les proches restés en Syrie.
À cela s’ajoute une interrogation existentielle profonde : comment s’ouvrir à une nouvelle scène artistique sans rompre avec un passé qui demeure une source essentielle d’inspiration ? Sur ce point, Dounia Dehane insiste :
« La prochaine étape repose sur la continuité du travail, de la recherche, de l’expérimentation. C’est cette persévérance qui, à terme, produit des résultats durables. »
Un travail de mémoire et de transmission
Dans une démarche de pérennisation, Open Doors a également initié la publication d’un ouvrage de référence, consacré aux artistes syriens, à leurs parcours, à leur histoire en Syrie et à leurs expériences en France. Le livre rassemble des entretiens approfondis, des reproductions d’œuvres, ainsi qu’un texte de la critique d’art française Corinne Rondeau.
Dounia Dehane y apporte une analyse méthodologique du travail de l’association, nourrie par sa formation en critique théâtrale et son expérience dans la gestion culturelle, notamment lors de Damas Capitale arabe de la culture en 2007.
Une contribution durable au paysage artistique français
Au-delà des chiffres et des événements, Open Doors a contribué à transformer le regard porté sur les artistes syriens. Loin d’avoir annihilé leur capacité de création, la dispersion imposée par la guerre a, paradoxalement, engendré une production artistique d’une grande intensité, en arts visuels, en littérature ou en musique.
Qu’ils vivent à Paris, Berlin ou Beyrouth, ces artistes continuent d’enrichir les scènes culturelles qu’ils traversent. En cela, Open Doors n’est pas seulement un projet d’accompagnement : c’est une expérience culturelle structurante, qui rappelle que l’art, même né de la fracture, demeure l’un des espaces les plus puissants de résistance, de dialogue et de recomposition du monde.
Rédaction : Bureau de Paris