Paris découvre la puissance du soufisme
Ali Al-Hussien – PO4OR
À Paris, la ville qui n’a jamais cessé d’accueillir les courants artistiques les plus contrastés, une métamorphose silencieuse s’opère. Depuis quelques années, les scènes parisiennes se laissent traverser par une onde musicale inattendue : celle du soufisme, de la musique spirituelle et des traditions orientales. Dans une société saturée de flux numériques, de bruits permanents et de sollicitations sans cesse renouvelées, le public parisien semble rechercher une expérience sonore différente — plus lente, plus profonde, plus intérieure.
Ce qui, hier encore, relevait de la niche culturelle devient aujourd’hui un phénomène enraciné dans le paysage musical de la capitale. Le soufisme, ce chemin spirituel issu de l’islam mystique, retrouve une place centrale auprès d’un public jeune, curieux, cosmopolite, en quête de sens. La musique devient alors pont : un espace ouvert où l’Orient et l’Occident se rencontrent sans s’opposer, où la poésie et la transe dialoguent avec la modernité parisienne.
Paris, nouveau carrefour de la musique soufie
Le signe le plus fort de cette renaissance est sans doute l’entrée du soufisme dans les institutions culturelles majeures. La Philharmonie de Paris, qui façonne l’avant-garde musicale européenne, a consacré en 2025 un week-end thématique intitulé “The Sufi Spirit”, réunissant maîtres chanteurs, ensembles orientaux et conférences sur le patrimoine immatériel du monde soufi. L’événement affichait complet, révélant l’ampleur d’un engouement que peu anticipaient.
Dans le même souffle, le Théâtre de la Ville, l’un des hauts lieux de la création contemporaine, a accueilli la grande chanteuse pakistanaise Sanam Marvi, figure emblématique du qawwali et des chants derviches. Devant une salle comble, sa voix — oscillant entre l’incantation et la prière — a transporté un public où se mêlaient étudiants, mélomanes occidentaux, familles franco-orientales et amateurs de musiques du monde. La presse culturelle française a salué un « moment suspendu », une parenthèse où la spiritualité devenait langage commun.
La présence de tels artistes dans les plus grandes salles parisiennes témoigne d’un changement structurel : la musique soufie n’est plus un art “importé”, elle devient une langue pleinement intégrée dans la scène culturelle française.
Un patrimoine immatériel qui trouve un écho contemporain
Ce retour du soufisme à Paris ne se limite pas aux concerts. En septembre 2024, la région parisienne a vu naître un lieu unique au monde : le Musée d’Art et de Culture Soufis (MACS MTO), installé à Chatou. Le musée offre une lecture contemporaine de la culture soufie, mêlant vidéo, photographie, calligraphie, installations lumineuses et performances musicales. Pour la première fois, la France se dote d’un espace muséal entièrement consacré à cet héritage spirituel — preuve supplémentaire d’un intérêt durable, institutionnel et intellectuel.
Dans ce contexte, la présence du groupe MTO Zendeh Delan à la Bourse de Commerce – Pinault Collection pour une performance de samâ soufi illustre parfaitement cette hybridation : le rituel ancestral se déploie au cœur d’un temple de l’art contemporain. Entre tradition et modernité, le geste artistique se fait déclaration universelle : le soufisme n’appartient ni à un pays ni à une religion, il appartient à l’expérience humaine.
Également, des ensembles internationaux comme Fanna-Fi-Allah, spécialisés dans le qawwali, programment désormais Paris comme étape incontournable de leurs tournées mondiales. Cette constance dans les programmations montre que Paris s’inscrit dans un réseau global où la musique spirituelle circule, se transforme et dialogue.
Pourquoi Paris ? Comprendre l’attrait pour la musique spirituelle
Plusieurs facteurs expliquent cet essor spectaculaire.
1. Une quête de sens dans un monde saturé
Les Parisiens, comme une grande partie du public occidental, traversent une période de désenchantement face au rythme effréné du quotidien. La musique soufie propose une alternative : elle invite à la contemplation, à la lenteur, à une forme d’écoute intérieure qui devient rare dans nos sociétés modernes.
2. La montée des identités multiples
Paris est un carrefour migratoire et culturel. Pour beaucoup de Franco-Orientaux, la musique soufie est un rappel des racines. Pour les Français de toutes origines, elle incarne une ouverture vers l’autre, une manière d’approcher l’Orient par la beauté plutôt que par le prisme géopolitique.
3. Une esthétique universelle
Bien que profondément ancrée dans des traditions religieuses et poétiques, la musique soufie parle un langage universel : celui du souffle, du rythme, de l’extase. Elle invite à vivre la musique comme élévation plutôt que divertissement.
4. Le rôle des institutions culturelles
La reconnaissance par des institutions comme la Philharmonie ou des musées prestigieux donne à cette musique une légitimité nouvelle. Elle n’est plus associée à la marginalité, mais intégrée dans le patrimoine musical mondial.
Un pont musical entre l’Orient et l’Occident
Ce qui émerveille dans cette renaissance, c’est la manière dont elle relie des mondes qui semblaient autrefois éloignés. À Paris, le public découvre que le soufisme n’est pas un folklore, mais une philosophie vivante. Que le chant derviche n’est pas une curiosité exotique, mais un art complet, structuré, millénaire.
Les artistes, eux, trouvent dans Paris une scène où leurs voix peuvent résonner sans contraintes, où la liberté artistique se conjugue avec un public ouvert, exigeant et sensible. La capitale française devient ainsi un lieu de transformation mutuelle : l’Orient apporte sa profondeur spirituelle, l’Occident offre son cadre créatif. Ensemble, ils produisent un langage nouveau
Vers un avenir durable ?
Tout porte à croire que ce mouvement ne fera que croître. L’ouverture du MACS MTO, l’omniprésence des concerts soufis dans les programmations parisiennes, l’intérêt des jeunes générations pour les traditions spirituelles et l’essor des dialogues interculturels indiquent une dynamique solide.
La musique spirituelle orientale ne vient pas “remplacer” une tradition française : elle s’y ajoute, l’enrichit, élargit ses horizons. À une époque de crispations identitaires, cette renaissance musicale devient un geste politique en soi — un acte d’écoute, d’accueil, d’humanité partagée.
Conclusion
Paris n’a jamais cessé de se réinventer. Que la musique soufie y trouve aujourd’hui un écho si puissant n’est pas une surprise : la ville demeure un lieu où la quête intérieure, la diversité culturelle et l’audace artistique peuvent coexister.
Le souffle du soufisme, venu d’Orient, ne fait pas que réenchanter la capitale — il rappelle que la musique, lorsqu’elle s’élève, peut devenir un territoire commun pour tous.