Paris n’a jamais oublié Asmahan : quand une scène parisienne rouvre la mémoire d’une voix irréductible
Paris n’oublie pas Asmahan. Elle ne la convoque ni par nostalgie, ni par folklore, encore moins par devoir de mémoire. Elle la laisse revenir autrement, par fragments, par tensions, par zones d’ombre. Dans une ville qui ne conserve que ce qu’elle est capable de relire, Asmahan n’existe plus comme une icône figée, mais comme une question toujours ouverte.
C’est précisément dans cet esprit que Le cœur au bord des lèvres a pris place sur la scène du Théâtre de l’Athénée. Le spectacle ne propose ni biographie théâtrale, ni hommage patrimonial. Il engage un geste plus exigeant : déplacer Asmahan hors du récit mythifié pour l’inscrire dans un espace de parole, d’incertitude et de tension intérieure.
Asmahan n’y est pas convoquée comme une figure du passé, mais comme une présence problématique. Une voix trop libre pour son époque, trop complexe pour être réduite à une légende, trop moderne pour être enfermée dans une lecture définitive. Le spectacle ne cherche jamais à résoudre cette contradiction. Il la met au travail.
Le choix de Dhiya Lian comme autrice, metteuse en scène et interprète n’est pas neutre. Son approche refuse l’identification totale autant que la distance froide. Elle n’imite pas Asmahan, elle ne la possède pas. Elle accepte au contraire de se tenir dans un entre-deux instable, là où le théâtre cesse d’être reconstitution pour devenir dialogue avec l’absence.
La ressemblance physique, immédiatement perceptible, agit comme un premier piège tendu au regard. Les yeux, la coiffure, la douceur du visage, la ligne de la voix. Tout semble rapprocher les deux figures, avant que le dispositif ne s’emploie méthodiquement à fissurer cette illusion. Très vite, il devient clair que le spectacle ne repose pas sur la mimesis, mais sur la friction entre deux corps, deux temps, deux expériences.
La dramaturgie adopte une forme volontairement sobre. Deux personnages seulement : Asmahan et un journaliste. Entre eux, un poste de radio, presque un troisième protagoniste. La radio n’est pas un accessoire. Elle est la mémoire brute, incontrôlable, celle qui fait surgir la voix originelle sans jamais la livrer entièrement. Le chant d’Asmahan traverse la scène, puis se retire, refusant toute appropriation.
Le journaliste, interprété par Simon Seger, structure l’espace du dialogue sans jamais le dominer. Il interroge, relance, parfois dérange. Le cadre de l’entretien permet à Asmahan de parler d’elle-même sans être expliquée par d’autres. Elle évoque son rapport à la musique, son besoin de liberté, ses doutes, ses engagements ambigus, ses désirs contradictoires. Elle ne se justifie pas. Elle se dit, avec retenue et pudeur.
Ce choix est fondamental. Asmahan a souvent été racontée à travers le scandale, le soupçon, l’énigme de sa mort. Ici, ces éléments existent, mais ils ne gouvernent jamais le récit. Le spectacle refuse la surenchère dramatique. Il préfère s’attarder sur ce qui est plus inconfortable : une femme orientale entrée très tôt dans l’espace public, consciente du prix de cette transgression, et incapable pourtant de renoncer à ce qui la poussait vers la scène.
La langue joue un rôle décisif dans cette mise en tension. Le français et l’arabe cohabitent sans hiérarchie explicative. L’arabe, parfois en dialecte égyptien, n’est pas traduit pour être rendu acceptable. Il s’impose comme une matière sonore, chargée d’histoire et d’affects. Ce glissement linguistique rappelle qu’Asmahan n’a jamais appartenu à un seul territoire symbolique. Elle circule, elle déborde, elle échappe.
La mise en scène assume un dépouillement radical. Peu d’objets, peu d’effets, peu de gestes superflus. Cette économie n’appauvrit pas le spectacle ; elle en intensifie la portée. Chaque apparition de la musique, chaque image projetée, chaque changement de costume devient un événement mesuré, presque retenu. Le théâtre ne cherche pas à combler le vide laissé par Asmahan. Il l’expose.
C’est précisément dans ce refus de la complétude que réside la force du projet. Asmahan n’est pas réhabilitée, elle n’est pas expliquée, elle n’est pas réconciliée avec son destin. Elle demeure une figure traversée par des contradictions irréductibles : loyauté familiale et désir d’émancipation, amour de la scène et fatigue du regard public, intensité vitale et tentation de la fuite.
Pour le public parisien, cette Asmahan-là ne correspond pas à une image préfabriquée de l’Orient. Elle apparaît comme une artiste moderne, presque contemporaine, dans sa manière de vivre le conflit entre l’intime et le public. Le spectacle ne demande pas l’empathie. Il impose l’écoute.
Du point de vue de PO4OR, cette proposition scénique dépasse largement le cadre d’un événement théâtral. Elle participe d’un mouvement plus large : celui par lequel des figures majeures de la culture arabe cessent d’être perçues comme des objets d’exotisme ou de nostalgie pour devenir des sujets complexes, lisibles dans un contexte européen sans être dissous.
Paris, ici, ne consacre pas Asmahan. Elle lui offre un espace de résonance. Une scène où sa voix peut à nouveau circuler, non comme un vestige, mais comme une force toujours dérangeante. À l’Athénée, Asmahan n’a pas été ramenée à la vie. Elle a été remise en question. Et c’est dans ce geste, exigeant et sans concession, que le spectacle trouve sa justesse profonde.
Rédaction : PO4OR