Quand le Levant écrivait en français : une antériorité libanaise

Quand le Levant écrivait en français : une antériorité libanaise
Couverture du recueil « Poèmes pour une histoire » de Nadia Tuéni (1972), œuvre majeure de la poésie libanaise d’expression française.

L’émergence d’écrivains arabes s’exprimant en langue française ne s’est pas opérée de manière homogène dans l’espace méditerranéen. Contrairement à une idée largement répandue, le Machrek – et le Liban en particulier – a précédé le Maghreb de plusieurs décennies dans l’appropriation littéraire du français comme langue d’écriture, de création et de réflexion.

Alors que la première génération d’écrivains algériens d’expression française n’apparaît qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Liban connaît dès le début du XXe siècle des tentatives structurées et reconnues de production littéraire en français. En 1910, la pièce Antar, écrite par Chucri Ghanem, marque une date fondatrice. Présentée en France, notamment sur la scène de l’Odéon, elle rencontre un véritable succès critique. Cette œuvre, qui met en scène une figure de résistance arabe face à l’occupation ottomane, inscrit d’emblée la littérature libanaise francophone dans un rapport politique, historique et symbolique au monde.

Ce succès parisien joue un rôle d’entraînement. Il encourage toute une génération de jeunes intellectuels libanais à investir la langue française comme outil d’expression moderne, parmi lesquels Michel Chiha, Hector Klat et Charles Corm. Le français devient alors, non une langue d’aliénation, mais un espace de médiation entre l’Orient et l’Occident.

L’après-guerre : structuration d’un champ littéraire

Cependant, ce n’est véritablement qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’expérience francophone libanaise se consolide et gagne en cohérence. Une génération d’écrivains et de poètes romantiques apparaît, donnant naissance à un corpus identifiable.

Parmi eux, le romancier Farajallah Haïk occupe une place centrale. Dès 1940, il publie des romans à forte charge lyrique et symbolique, notamment sa trilogie Les Fils de la Terre (Abou Nassif, 1948), La Fille de Dieu (1949) et La Prison de la solitude (1951). Selon l’ouvrage de référence Les Littératures francophones depuis 1945, l’écriture de Haïk s’apparente à celle d’un peintre : il esquisse les villages libanais, leurs paysages et leurs interdits, tout en y projetant une sensibilité marquée par la mémoire, la tradition et l’émotion.

La violence latente puis manifeste de la guerre civile libanaise trouve également un écho précoce dans la littérature francophone. En 1947, Le Journal d’Anne, d’Oureïs Chehadeh, témoigne déjà des fractures sociales et intimes que le conflit engendre. Dans la même veine, Evelyne Accad explore, en français, les répercussions de l’autorité patriarcale sur les femmes dans L’Excisée, révélant comment les structures familiales deviennent des lieux de domination intériorisée.

Guerre, exil et voix féminines

La guerre civile libanaise devient un thème majeur dans l’œuvre d’Andrée Chedid, figure incontournable de la littérature francophone. À travers La Maison sans racines (1985) et L’Enfant multiple (1989), elle interroge la perte, l’exil et la reconstruction identitaire, inscrivant le drame libanais dans une dimension universelle.

Parallèlement, la poésie francophone libanaise s’impose comme un champ d’expérimentation formelle et existentielle. Fouad Gabriel Naffah publie Description de l’homme, tandis que Nadia Tuéni marque profondément la scène poétique avec Poèmes pour l’histoire (1972), où l’intime dialogue avec la tragédie collective.

Vénus Khoury-Ghata, quant à elle, s’affirme comme l’une des grandes voix poétiques du Liban francophone. Dès Terres ensanglantées (1968), puis avec Le Sud du silence (1975) et Les Ombres et leurs cris (1980), elle développe une écriture de la blessure et de la mémoire, prolongée dans le roman Brouhaha pour une lune morte (1963).

Le poète et critique Salah Stétié contribue enfin à donner à cette littérature une profondeur philosophique et critique, avec des recueils tels que L’Abeille morte (1972), L’Eau froide gardée (1973) et Poèmes (1978), inscrivant la langue française dans une quête métaphysique et méditerranéenne.

Une antériorité fondatrice

Ainsi, bien avant l’institutionnalisation des littératures francophones du Maghreb, le Liban avait déjà ouvert un espace d’écriture en français, profondément ancré dans son histoire, ses conflits et sa pluralité culturelle. Cette antériorité n’est ni un privilège ni une hiérarchie, mais le résultat d’un contexte historique spécifique, où la langue française s’est imposée comme un outil de dialogue, de résistance symbolique et de projection universelle.

Le Machrek, à travers le Liban, a ainsi posé les premières pierres d’une littérature francophone arabe, bien avant que celle-ci ne trouve, plus à l’ouest, d’autres formes, d’autres voix et d’autres combats.

Rédaction : Bureau du Caire

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