Quand Paris écrit et Le Caire joue : l’odyssée des grands textes français sur la scène égyptienne
Quand l’éclat artistique de Paris rencontre l’authenticité théâtrale du Caire, naissent des spectacles inoubliables.
Des œuvres écrites dans l’encre de la tradition dramatique française prennent vie sous les projecteurs égyptiens, portées tantôt par la langue arabe classique, tantôt par la dialectique populaire, mais toujours animées par une sensibilité locale profondément enracinée. Sur les planches cairotes, Molière s’est dressé avec majesté dans son costume intemporel, Racine et Beaumarchais ont fait résonner leurs voix dans les salles, tandis que les personnages de Victor Hugo ont dévoilé, sous une lumière nouvelle, les grandes interrogations de l’humanité, qu’elles soient tragiques ou satiriques, avec une saveur égyptienne pleinement assumée.
Ainsi, les textes français ont traversé le temps et les frontières. Ils ont trouvé dans le théâtre égyptien une terre fertile où les mots fleurissent, où les personnages respirent, et où l’émotion précède souvent l’applaudissement. Cette dynamique a irrigué toutes les formes de production théâtrale en Égypte : institutions publiques, universités, troupes indépendantes, amateurs et professionnels, générations de l’âge d’or comme créateurs contemporains. Plus qu’un simple exercice de traduction, il s’agit d’une véritable histoire d’amour entre deux cultures, d’un dialogue continu entre Orient et Occident, porté par le rideau qui se lève sur la scène de la vie.
Yusuf Wahbi, figure fondatrice du dialogue franco-égyptien
Au commencement de cette aventure, au début du XXᵉ siècle, alors que la scène égyptienne cherchait une identité capable de conjuguer authenticité et ouverture, une figure s’est imposée avec audace : Yusuf Wahbi. Acteur, metteur en scène et visionnaire, il n’a jamais craint l’expérimentation ni la confrontation avec les grands textes étrangers. À travers la troupe Ramsès, projet théâtral ambitieux et novateur, Wahbi ne s’est pas contenté de promouvoir un répertoire local ; il a puisé dans le patrimoine dramatique français, en sélectionnant des œuvres susceptibles de dialoguer avec la sensibilité égyptienne sans perdre leur profondeur philosophique ni leur élégance classique.
Molière, fondateur de la grande comédie française, Racine, maître de la tragédie classique, et Pierre Corneille ont ainsi trouvé place sur la scène du Caire. Wahbi ne traduisait pas seulement les mots : il reformulait les émotions, adaptait les situations et transformait des textes venus d’ailleurs en expériences théâtrales profondément vivantes pour le public égyptien. L’objectif dépassait largement la représentation : il s’agissait de transmettre une culture, de provoquer un échange intellectuel et d’élever le goût artistique d’un public qui découvrait progressivement que le théâtre pouvait être à la fois divertissement et message.
Cette ambition se manifesta notamment en 1925, lorsque Yusuf Wahbi incarna le personnage mythique de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris, adaptation scénique du roman de Victor Hugo, mise en scène par Aziz Eid, l’un des pionniers du théâtre égyptien et arabe. Cet événement marqua une étape majeure dans l’histoire des échanges culturels entre Paris et Le Caire.
Victor Hugo et Molière, présences durables sur les scènes égyptiennes
Parmi les auteurs français les plus joués en Égypte, Victor Hugo occupe une place singulière. Notre-Dame de Paris et Les Misérables ont connu de multiples adaptations, tant sur les scènes universitaires que dans les théâtres nationaux et les troupes indépendantes. Ces œuvres ont été revisitées par plusieurs générations de metteurs en scène, chacun y apportant une lecture nouvelle, fidèle à l’esprit du texte mais attentive aux réalités sociales et humaines du contexte égyptien.
Au cours des dernières décennies, ces adaptations ont connu un regain d’intérêt. Des metteurs en scène contemporains, issus du théâtre universitaire ou des circuits indépendants, ont proposé des visions audacieuses, parfois épurées, parfois spectaculaires, prouvant la vitalité persistante de ces textes. Certaines productions ont même représenté l’Égypte dans de grands festivals arabes, témoignant de la capacité du théâtre égyptien à dialoguer avec les classiques universels tout en affirmant une identité propre.
Molière, quant à lui, demeure une référence constante. L’Avare, par exemple, a été monté à plusieurs reprises par des troupes de jeunes artistes relevant du Théâtre National, offrant au public une relecture contemporaine d’une comédie intemporelle où l’obsession de l’argent et les travers humains trouvent un écho saisissant dans toutes les sociétés.
Albert Camus et la modernité tragique sur la scène égyptienne
L’influence française ne se limite pas au répertoire classique. Le théâtre d’idées, porté par des auteurs comme Albert Camus, a également trouvé une résonance profonde en Égypte. Caligula, œuvre majeure du dramaturge et philosophe français, a marqué l’histoire du théâtre égyptien moderne. En 1992, le grand metteur en scène Saad El-Din Ardach en proposa une interprétation mémorable, incarnée par l’acteur Nour El-Sherif, donnant au personnage une dimension tragique et universelle qui dialoguait avec les questionnements politiques et existentiels du public arabe.
Cette œuvre a continué à vivre sur les scènes égyptiennes bien après cette production fondatrice. De nouvelles mises en scène ont vu le jour dans les théâtres publics, les structures indépendantes et les maisons de la culture, attestant de la capacité du texte de Camus à se renouveler et à interroger chaque époque.
Les institutions académiques et la transmission aux jeunes générations
Le rôle des institutions académiques, notamment l’Institut supérieur des arts dramatiques au sein de l’Académie des Arts, a été déterminant dans la pérennité de ce dialogue culturel. À travers des spectacles pédagogiques ambitieux, les étudiants ont exploré l’héritage français en le confrontant à leurs propres outils artistiques. En 2021, une production consacrée à la vie et au parcours de Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, a illustré cette démarche : raconter l’histoire d’un auteur français tout en l’inscrivant dans une sensibilité contemporaine et universelle.
Ces expériences contribuent à former une nouvelle génération d’artistes capables de lire les classiques étrangers avec discernement, sans complexe ni mimétisme, et de les inscrire dans une dynamique créative locale.
Un pont culturel vivant entre la France et l’Égypte
Les textes dramatiques français n’ont jamais été de simples invités de passage sur la scène égyptienne. Ils y ont trouvé un second foyer, une terre d’accueil où ils ont été relus, réinterprétés et revitalisés par la langue, les émotions et les références du public local. De Molière à Racine, de Voltaire à Victor Hugo, d’Albert Camus aux grands auteurs modernes, le voyage des œuvres françaises du bord de la Seine jusqu’aux lumières de la rue Imad el-Din témoigne d’une vérité fondamentale : l’art ignore les frontières.
Dans le théâtre égyptien, la traduction n’est pas un acte technique, mais une renaissance. Elle permet au texte de revivre, d’interroger un autre public et de s’inscrire dans un nouvel imaginaire collectif. Ce dialogue continu entre Paris et Le Caire rappelle que le théâtre demeure l’un des espaces privilégiés où les cultures se rencontrent, se confrontent et s’enrichissent mutuellement, dans un échange intemporel porté par la scène et par l’humain.
Rédaction : Bureau du Caire