Sabah Fakhri : la voix d’Alep qui a ensorcelé Paris

Sabah Fakhri : la voix d’Alep qui a ensorcelé Paris
Sabah Fakhri lors de son concert historique au Palais des Congrès de Paris, le 16 octobre 1978.

Bureau de Paris – PO4OR

La rencontre entre Paris et Sabah Fakhri n’a jamais été une simple succession d’apparitions artistiques. Elle fut, dès le premier instant, une reconnaissance instinctive entre une capitale habituée à accueillir les traditions musicales du monde entier et une voix orientale parmi les plus majestueuses du XXᵉ siècle. Chaque fois que Sabah Fakhri se produisait à Paris, le public savait qu’il n’assistait pas seulement à un concert, mais à un moment de transmission patrimoniale, à une plongée dans une mémoire musicale vieille de plusieurs siècles.

Paris, dont les scènes vibrent depuis toujours au rythme des cultures méditerranéennes, a accueilli Sabah Fakhri comme on accueille une légende vivante. La voix née à Alep, ville des muwashshahât et des qoudoud, s’est imposée comme une référence absolue pour les mélomanes français, qu’ils appartiennent aux diasporas arabes ou qu’ils soient issus du public francophone passionné par les expressions musicales savantes de l’Orient. Pour beaucoup, entendre Sabah Fakhri à Paris, c’était assister à un dialogue entre deux cités anciennes : Alep et la Ville Lumière.

Le public parisien, habitué au jazz, au flamenco ou aux musiques d’Asie, a immédiatement reconnu dans l’art de Sabah Fakhri une rigueur exceptionnelle. Son souffle interminable, sa maîtrise du maqâm, sa manière de faire monter l’émotion jusqu’à l’extase, tout cela fascinait les auditeurs. La critique française soulignait la force de sa présence scénique : un homme posé, sûr de son art, capable d’imposer le silence d’une salle entière par une seule note tenue. À Paris, cette puissance vocale n’était pas perçue comme une prouesse technique, mais comme une forme d’appel spirituel.

L’un des moments les plus marquants de ce lien entre Sabah Fakhri et la France eut lieu à la fin des années soixante-dix. Le 16 octobre 1978, l’artiste se produit au Palais des Congrès de Paris, une salle emblématique de la capitale. Ce concert, enregistré et diffusé sous le titre “Sabah Fakhri – Au Palais des Congrès”, demeure l’un des témoignages les plus éclatants de son passage en Europe. Ce soir-là, Paris découvre la voix d’Alep à son apogée : un souffle colossal, une diction parfaite, un répertoire d’une grande richesse poétique. Les muwashshahât et les qoudoud y trouvent une résonance nouvelle, transcendante. Ce spectacle est encore considéré aujourd’hui comme un moment fondateur, qui établit définitivement la réputation de Sabah Fakhri auprès du public français.

Pour les spectateurs présents ce soir-là, l’expérience fut unique : entendre Ya Mal al-Sham, Qadduka al-Mayyâs ou Ib‘atli Jawwab dans une grande salle parisienne, portés par cette voix monumentale, donnait l’impression que Paris, l’espace d’une nuit, devenait une extension d’Alep. À travers Sabah Fakhri, c’est toute une mémoire musicale qui franchissait la Méditerranée. La France, habituée à accueillir les plus grands chanteurs du monde, reconnaissait en lui un maître, un interprète dont l’art ne dépendait d’aucun artifice.

Ce concert historique n’était pas une exception isolée. Contrairement à d’autres artistes qui adaptent leur style en Europe, Sabah Fakhri restait fidèle à la tradition. Pour les Français, cette fidélité n’avait rien d’un repli : elle représentait au contraire un engagement esthétique fort. Dans une capitale ouverte aux métissages culturels, la présence de Sabah Fakhri montrait qu’un art ancien pouvait s’imposer sans compromis, par la seule force de la maîtrise.

Les ethnomusicologues et les chercheurs français ont souvent décrit Sabah Fakhri comme un “passeur” : non pas un artiste figé dans le passé, mais un interprète capable de porter un héritage avec une intensité telle qu’il en devenait accessible à tous. Son nom revient fréquemment dans les études consacrées au maqâm, à l’improvisation vocale, à la poésie chantée. À l’INALCO, à la Sorbonne ou dans les conservatoires, il est cité comme modèle incontournable pour comprendre la technicité et la spiritualité du chant oriental.

Paris a également joué un rôle essentiel dans la manière dont la diaspora arabe transmettait sa culture. Pour les familles originaires du Levant vivant en France, assister à un concert de Sabah Fakhri signifiait retrouver une part d’eux-mêmes : les souvenirs d’Alep, les nuits de Ramadan, les fêtes familiales, les voix de leurs parents et grands-parents. Les concerts parisiens de Sabah Fakhri réunissaient ainsi des publics multiples : ceux qui venaient pour la nostalgie, ceux qui venaient pour l’excellence musicale, et ceux qui venaient pour la découverte.

Avec le temps, la présence de Sabah Fakhri à Paris a acquis une dimension presque mythique. Plus qu’un simple passage, elle représente aujourd’hui une pierre angulaire dans l’histoire de la réception de la musique orientale en France. Les enregistrements de sa prestation au Palais des Congrès continuent d’être écoutés, étudiés et transmis comme un patrimoine sonore inestimable.

Lorsque la France rend hommage à Sabah Fakhri après son décès en 2021, la presse rappelle justement ce moment du Palais des Congrès. Elle évoque un artiste immense, un virtuose capable de faire vibrer Paris comme peu d’interprètes arabes l’ont fait avant lui. Elle rappelle aussi que sa voix a contribué à façonner le regard français sur les musiques du monde arabe : non pas comme un folklore, mais comme un art savant, exigeant, digne des plus grandes scènes internationales.

Aujourd’hui encore, la figure de Sabah Fakhri demeure un repère pour les artistes arabes qui se produisent en Europe. Sa manière d’habiter la scène, son respect absolu du texte poétique, sa fidélité au maqâm, tout cela inspire de nouvelles générations. Pour les Français, il reste l’une des rares voix capables d’unir la technique et l’émotion, la maîtrise et la passion.

Dans la relation entre Paris et Sabah Fakhri, une vérité apparaît clairement : ce n’est pas Paris qui a porté Sabah Fakhri. C’est Sabah Fakhri qui, par la pureté de son art, a révélé à Paris la profondeur du tarab oriental. Sa voix, venue d’Alep, a trouvé dans la capitale française un écrin à sa mesure. Et c’est ainsi qu’il est entré, définitivement, dans l’histoire musicale universelle.


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