Salah Stétié, le poète des deux sources

Salah Stétié, le poète des deux sources
Salah Stétié, figure majeure du dialogue entre les langues et les cultures, poète du passage et de la fidélité intérieure.

Il est des figures dont la disparition révèle, plus cruellement que toute autre chose, la solitude structurelle des passeurs. Salah Stétié s’est éteint à Paris, loin des salons, des ambassades et des cercles intellectuels qu’il avait pourtant longuement habités. Cette fin discrète, presque silencieuse, contraste avec une vie traversée par la lumière, le dialogue des cultures et une exigence intellectuelle rare. Elle dit aussi quelque chose de la condition même de celui qui a consacré son œuvre à relier sans jamais se fixer entièrement d’un côté ou de l’autre.

On a souvent parlé de Salah Stétié comme du « poète des deux rives ». L’expression est juste, mais insuffisante. Il fut plutôt un poète des deux sources, des deux héritages puisés simultanément, sans hiérarchie simplificatrice. Né à Beyrouth en 1929, dans le contexte du mandat français, il grandit au sein d’une famille sunnite bourgeoise, profondément ancrée dans la société beyrouthine. Son environnement fut très tôt francophone, ses études menées dans des institutions françaises, sa maîtrise de la langue française si accomplie qu’elle sembla parfois éclipser l’arabe. Cette tension ne le quittera jamais : écrire, penser, conceptualiser en français, tout en rêvant, ressentant et soupirant en arabe.

Cette dualité ne fut ni un accident ni une posture. Elle constitua le noyau même de son projet culturel. Très tôt, Salah Stétié comprit que son travail ne consisterait pas à choisir une langue contre l’autre, mais à faire de leur friction un espace de création. La langue française lui offrait la rigueur conceptuelle, la modernité poétique, l’inscription dans une tradition littéraire exigeante. L’arabe, même partiellement tenue à distance, demeurait le lieu du souffle, du sacré, de la vision intérieure.

Ses maîtres intellectuels éclairent cette position singulière. Gabriel Bounoure, penseur français profondément attiré par l’Orient, joua un rôle déterminant dans sa formation universitaire au Liban. Mais c’est surtout la rencontre avec Louis Massignon, au Collège de France, qui orienta durablement sa trajectoire. À travers Massignon, Salah Stétié accéda à une lecture du monde islamique où la mystique, la poésie et la spiritualité constituaient des voies de connaissance à part entière. Cette médiation orientale, passée par le filtre de l’orientalisme savant, contribua à structurer une identité intellectuelle profondément hybride : islamique et occidentale, spirituelle et critique.

Sa filiation poétique est tout aussi révélatrice. Stéphane Mallarmé fut son maître absolu, celui auquel il consacra plusieurs études, non par admiration formelle, mais parce qu’il y reconnut une pensée du langage comme lieu de l’indicible. Arthur Rimbaud, auquel il consacra deux ouvrages, incarna pour lui la rupture, la traversée radicale de l’expérience poétique. À leurs côtés, des figures comme Yves Bonnefoy, Pierre Jean Jouve, André Pieyre de Mandiargues ou Jean-Pierre Jouve composèrent une constellation intellectuelle dans laquelle Salah Stétié s’inscrivit pleinement, non comme disciple, mais comme interlocuteur.

Parallèlement, son œuvre n’a jamais cessé de dialoguer avec la poésie mystique. Il traduisit et commenta des poètes soufis, en particulier Râbi‘a al-‘Adawiyya, figure centrale de la spiritualité féminine en islam. Cette attention aux voix mystiques, musulmanes comme chrétiennes, nourrissait une vision de la poésie comme acte de dévoilement, non comme simple ornement esthétique. Ses essais consacrés à la civilisation arabo-islamique — Lumière sur lumière ou l’islam créateur, Râbi‘a, le feu et les larmes, Au cœur d’Israfil, Le Paradis — témoignent d’un regard profondément respectueux, mais jamais figé, porté sur un héritage qu’il refusait de muséifier.

C’est dans cette immersion constante dans le patrimoine spirituel et symbolique de l’islam que se consolida son identité de poète des « deux sources ». Salah Stétié n’était ni un poète arabe écrivant en français par défaut, ni un écrivain français fasciné par l’Orient. Il occupait un espace intermédiaire, inconfortable, mais fécond, où chaque langue éclairait l’autre sans jamais l’absorber. Comme l’a justement formulé Adonis : tandis qu’il pensait et écrivait en français, Salah Stétié voyait, rêvait et soupirait en arabe.

Son parcours diplomatique s’inscrit dans la même logique de passage et de médiation. Entré dans la diplomatie libanaise en 1963, il fut successivement ambassadeur au Royaume des Pays-Bas, puis au Maroc, avant d’occuper des fonctions centrales au ministère des Affaires étrangères à Beyrouth. Cette carrière ne fut jamais séparée de son engagement culturel. Elle lui offrit au contraire une scène supplémentaire pour penser les relations entre l’Orient et l’Occident, au-delà des simplifications géopolitiques.

À Paris, il fréquenta les grandes revues intellectuelles, écrivit dans Les Lettres Nouvelles, publia chez les éditeurs les plus prestigieux, et fonda à Beyrouth le supplément hebdomadaire L’Orient littéraire et culturel, en français. Ce projet éditorial joua un rôle essentiel dans la mise en dialogue des avant-gardes occidentales et des écritures modernes émergentes dans le monde arabe. Là encore, Salah Stétié ne cherchait pas la synthèse facile, mais l’écoute active des différences.

Ce qui traverse l’ensemble de son œuvre, poétique comme critique, c’est une fidélité profonde à l’idée de passage. Passage entre les langues, entre les traditions, entre le sacré et le moderne. Cette position, aussi féconde soit-elle, comporte une part de solitude. Le passeur n’appartient jamais totalement à aucun rivage. La fin de Salah Stétié, dans une relative discrétion, en porte la trace mélancolique.

Pourtant, son héritage demeure considérable. Il laisse une œuvre poétique majeure en langue française, une réflexion essentielle sur l’islam et la mystique, et surtout une méthode : celle d’un dialogue rigoureux, exigeant, jamais complaisant, entre les cultures. À l’heure où les identités sont souvent sommées de se figer, Salah Stétié rappelle que la véritable fidélité à soi passe parfois par le mouvement, la traversée et l’inconfort.

Il fut, jusqu’au bout, un homme des seuils. Et c’est précisément là que réside sa grandeur.

Rédaction : Bureau de Beyrouth – PO4OR

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