Samir Salameh, peindre l’exil sans le figer

Samir Salameh, peindre l’exil sans le figer
Samir Salameh, entre Paris et Ramallah, une peinture construite dans la durée.

Il y a des artistes pour lesquels l’exil n’est ni un thème ni un motif, mais une condition fondatrice. Non pas une blessure exhibée, encore moins un récit figé, mais une manière d’habiter le monde, le regard et la couleur. Samir Salameh appartient à cette lignée rare. Né à Safad, en Palestine, en 1944, il est contraint de quitter sa ville natale à l’âge de quatre ans, au moment où la Nakba bouleverse durablement les trajectoires individuelles et collectives. Cette rupture précoce n’a jamais cessé de travailler son œuvre, non comme une nostalgie, mais comme une tension intérieure, un déplacement permanent de la forme et du sens.

La Syrie devient sa première terre de formation. À Damas, il étudie la peinture à l’École des Beaux-Arts, dont il sort diplômé en 1972. C’est là que se construisent les bases d’un rapport exigeant à la matière, au geste et à la composition. Très tôt, Salameh comprend que la peinture ne peut être ni illustrative ni décorative. Elle doit être un espace de pensée. Son premier accrochage, organisé à Deraa alors qu’il est encore étudiant, révèle déjà cette volonté de s’inscrire dans une recherche plutôt que dans une simple affirmation stylistique.

Mais c’est à Paris, où il poursuit ses études à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts et obtient son diplôme en 1981, que son langage pictural trouve une nouvelle profondeur. La capitale française n’est pas pour lui un lieu de rupture avec l’Orient, mais un espace de confrontation féconde. Il y découvre les grandes traditions de l’abstraction européenne, les débats sur la modernité picturale, la rigueur formelle héritée du modernisme. Loin d’imiter ou de se fondre dans un courant dominant, il engage un dialogue silencieux entre ces influences et son propre héritage culturel.

L’œuvre de Samir Salameh se distingue précisément par ce refus des assignations. Ni peintre “orientaliste”, ni abstrait au sens strict, il développe au fil des décennies un vocabulaire plastique personnel, où la couleur joue un rôle structurant. Chez lui, elle n’est jamais purement expressive ; elle est construite, posée, parfois retenue, parfois expansive, mais toujours pensée comme une architecture sensible. Ses compositions oscillent entre abstraction lyrique et abstraction réaliste, dans un équilibre fragile où le motif n’est jamais complètement dissous, et où la forme garde une mémoire.

La calligraphie arabe apparaît dans son travail non comme un signe identitaire appuyé, mais comme une respiration graphique. Elle se fragmente, se transforme, se libère de la lisibilité pour devenir rythme, trace, mouvement. Salameh ne cite pas la tradition : il la travaille de l’intérieur. De la même manière, les références orientales présentes dans ses œuvres ne relèvent pas du décor ou de l’ornement, mais d’un imaginaire profondément intériorisé, mis à l’épreuve de la modernité.

Au fil de son parcours, Samir Salameh présente plus de soixante-dix expositions personnelles et collectives dans des capitales arabes et occidentales. Cette circulation constante n’est pas le fruit d’une stratégie de visibilité, mais la conséquence naturelle d’une œuvre qui refuse l’enfermement géographique comme esthétique. Artiste en mouvement, il s’installe durablement entre la France et la Palestine, partageant aujourd’hui sa vie et son travail entre Paris et Ramallah. Ce double ancrage n’est ni confortable ni symbolique : il constitue une tension permanente, qui nourrit sa pratique et l’empêche de se figer.

Ce qui frappe dans son œuvre, c’est précisément l’absence de pathos. L’exil n’y est jamais mis en scène comme un drame explicite. Il agit en profondeur, dans la manière dont les espaces sont construits, dont les formes semblent parfois suspendues, dont la couleur porte une mémoire sans jamais la figer. Peindre, pour Salameh, n’est pas raconter une histoire, mais maintenir une ouverture. Une disponibilité au monde, malgré les ruptures.

Son travail s’est déployé dans une pluralité de médiums : peinture, aquarelle, estampe, calligraphie. Cette diversité ne traduit pas une dispersion, mais une fidélité à une même exigence : explorer ce que la forme peut contenir de mémoire sans se refermer sur elle-même. Chaque technique devient un outil supplémentaire pour interroger le rapport entre le visible et l’invisible, entre le geste et le silence.

Dans le paysage des arts plastiques palestiniens contemporains, Samir Salameh occupe une place singulière. Il n’est ni dans la revendication frontale ni dans l’effacement. Son œuvre s’inscrit dans une temporalité longue, loin des urgences médiatiques et des narrations simplificatrices. Elle rappelle que l’art peut être un lieu de résistance sans slogan, un espace de liberté sans discours imposé.

Regarder une toile de Salameh, c’est accepter de ne pas tout comprendre immédiatement. C’est entrer dans un espace où la couleur pense, où la forme hésite parfois, où le regard est invité à ralentir. Une peinture qui ne cherche pas à séduire, mais à durer. Une œuvre construite avec patience, cohérence et une fidélité rare à une vision intérieure.

À l’heure où la production artistique est souvent sommée de se justifier par le concept ou l’événement, le parcours de Samir Salameh rappelle une évidence devenue précieuse : la peinture, lorsqu’elle est prise au sérieux, demeure un acte de liberté. Un lieu où l’exil n’est pas figé, mais transformé en langage.

Rédaction : Bureau de Paris

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